En Nos Vertes Années
même temps
que le condamné. Il n’apporta pas le manuscrit en le tenant dans ses mains mais
au bout de grandes tenailles comme s’il eût craint, en le touchant, d’être par
lui infecté.
Vignogoule fit tout cela avec une
excessive lenteur et mollesse, le ventre, le croupion et les tétins à chaque
pas ballant et branlant, mais cependant dans sa face qui paraissait comme
endormie, l’œil toujours exorbité et la bouche, grande ouverte, laissant passer
le souffle rauque et bruyant que j’ai dit. Quant à Cabassus, sa face changea et
devint tout soudain fort chagrine quand il vit son Nego placé sur les
fagots et il fit alors quelques mouvements de ses mains et de son torse dans
les liens qui l’attachaient. Mais tout aussitôt retombant dans son immobilité,
et baissant les yeux, il remua les lèvres comme s’il priait.
Cela ne laissa pas d’étonner et
d’émouvoir les chanoines, lesquels ayant à nouveau conciliabulé, le plus âgé
s’avança à cheval jusqu’à toucher le bûcher, et demanda d’une voix forte à
Cabassus si Dieu avait touché son cœur endurci et si la foi lui était revenue.
Cabassus fit non de la tête.
— Et cependant, tu pries !
dit le chanoine.
— Je ne prie pas, dit Cabassus
d’une voix haute et claire. Je me répète les raisons que j’ai de ne pas croire.
— Quelles raisons valent contre
la révélation ? s’écria alors le chanoine.
À cela, Cabassus sourit – je
dis bien : il sourit et dans le silence de la place, il dit d’une voix
merveilleusement nette et distincte :
— Il faut croire qu’elles
valent puisque vous les brûlez.
Le chanoine, la face fort navrée,
haussa les épaules et tournant son cheval, reprit sa place parmi ses pairs.
— Poursuis, vilain ! cria
le juge-mage à Vignogoule, et celui-ci, battant le briquet, alluma les torches
et les bailla à ses aides qui mirent le feu au bûcher sur le devant et sur les
deux côtés, mais non sur l’arrière, le bourreau voulant sans doute se ménager
un passage pour atteindre le condamné.
Encore que les fagots de dessous
brûlassent assez bien, ayant été protégés de la pluie par ceux qui étaient
dessus, le feu gagnait peu en hauteur et dégageait plus de fumée que de
flammes. Celles-ci, pourtant, finirent par venir lécher le Nego, et tout
soudain, il flamba, illuminant la face de Cabassus lequel, tournant les yeux
vers les chanoines, s’écria d’une voix extraordinairement forte :
— Quand même moi et mon Nego serons réduits en cendres, nos cendres crieront vers vous : Dieu n’est
pas !
Le juge-mage fit alors un geste avec
le rouleau qu’il tenait à la main et Vignogoule, toujours haletant, monta par
l’arrière sur le bûcher, saisit le bout de la cordelette qui passait par le
trou du poteau et le tira à lui, mais d’un geste assez mol et comme à regret.
— Dieu merci, il
l’étrangle ! dit Fogacer, me serrant la main et me laissant étonné qu’il
évoquât le Tout-Puissant – ce qu’il ne faisait mie en son ordinaire.
Et en effet, le nœud coulant serrant
son col, la tête de Cabassus retomba inerte sur sa poitrine et le populaire,
d’une seule clameur, hua le bourreau comme s’il était marri que Cabassus mourût
par la corde, et non par la flamme. Son dépit, toutefois, fut de courte durée
car le feu commençant à gagner l’endroit où le condamné était assis, celui-ci
tout soudain s’agita et se convulsa dans ses liens, et relevant la tête, se mit
à hurler dans un atroce pâtiment, étant attaqué par le fondement.
— Ha Vignogoule ! cria
Fogacer me meurtrissant la main, tant il la serrait. Ha gueux ! Ha
scélérat ! Tu ne l’as étranglé qu’à demi et jusqu’à la pâmoison, mais pas
plus outre.
Cependant Cabassus hurlait à tordre
le cœur le plus dur et d’autant que le bûcher auquel de tous côtés maintenant
les aides boutaient la torche, bien loin de s’embraser et d’en finir avec le
supplicié, brûlait à feu chétif et menaçait même çà et là de s’éteindre, la
pluie tout soudain redoublant.
— Vilain ! s’écria le
juge-mage en se dressant sur ses étriers, sourcillant et cramoisi, si tu
n’actives ce feu, tu perdras ta place !
Oyant quoi, Vignogoule courut à
l’apothicairerie de Maître Sanche et, toquant à l’huis des coups répétés, lui
demanda de l’huile de térébenthine pour redonner vie aux flammes. Personne ne
lui répondant, Fogacer me quitta pour aller voir ce qu’il en
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