En Nos Vertes Années
suave et nonchalant que sa maîtresse et
l’aimait tant qu’il la suivait partout, comme eût fait un chien dammeret.
J’ai quelque raison de me
ramentevoir ce moment qui, après tant d’années, est peint encore de couleurs si
vives en mon esprit. Le soleil de l’après-midi entrant par les fenêtres grandes
ouvertes – cet octobre étant si doux – éclairait en quasi poudreuse
auréole les cheveux roux vénitien d’Angelina, lesquels encadraient son visage
en longues, légères et bouffantes boucles. Elle ne portait point de fraise,
Belzebuth en jouant l’ayant griffée au cou, mais un grand col ouvert sur une
chaînette d’or et une croix. Sa robe était de soie vert pâle, avec des rubans
d’un vert foncé, ce qui ne laissa pas de m’émouvoir, le vert étant la couleur
de ma défunte mère, laquelle était blonde aussi. Il y avait dans les grands
yeux qu’Angelina attachait sur moi quelque chose qui excessivement me plaisait.
Le noir de l’iris, aussi noir que le plus noir charbon, ne brillait ni
n’étincelait. Il luisait, mais d’un éclat si doux, quiet, tendre et amical que
je n’ai jamais vu le semblable que dans les yeux des biches, ce qui me donnait
tantôt l’appétit de me jeter en son giron comme un enfant, et tantôt le désir
de la protéger.
Je commençai mon récit comme à mon
accoutumée, debout, marchant de-ci et de-là, mimant, changeant de ton, revivant
mon souvenir, mais dès qu’en celui-ci la Fontanette réapparut avec une
incrédible force, sur la mule où elle était liée, les mains derrière le dos, un
charme affreux opéra. Je cuidais l’envisager comme si elle était vive encore,
me contant d’une voix petite et piteuse, les larmes coulant sur sa belle face,
comment la malice de l’homme l’avait menée au gibet. Christ ! Tout était
là de nouveau, sous mon œil ! Je touchais son épaule de ma main. Elle y
couchait sa joue. Je n’eusse pas cru que les mots pouvaient détenir cette
horrible magie de ressusciter une remembrance au point de la rendre tangible,
ni de me tordre le cœur, le nœud de ma gorge se nouant, altérant et resserrant
ma voix au point qu’elle passait à peine mes dents, rauque et balbutiante.
Je ne pus finir. J’éclatai en
sanglots. Et les yeux obscurcis, je me dirigeai vers Angelina dont je voyais briller
les cheveux dans l’auréole du soleil. Belzebuth, saisi de je ne sais quelle
frayeur, s’enfuit à ma vue des genoux de sa maîtresse, sans qu’elle fît rien
pour le retenir, ne voyant que moi, mais sans piper, ses grands yeux noirs
luisant de compassion. J’osai alors en ma détresse ce que je n’eusse pas eu le
front d’aventurer autrement. Je me jetai aux pieds d’Angelina, et y pleurai, la
tête dans mes mains, tourmenté cependant du désir de la poser dans son giron
pour me faire conforter, mais sans toutefois hasarder jusque-là, tant son
innocence me donnait du respect. Elle ne bougea mie pendant un temps très long,
encore que je la sentisse frémissante en toutes les parties de son corps, mais
les larmes, ne me tarissant pas, et pas davantage le tumulte dont j’étais
secoué, elle posa à la fin sa dextre sur mon cheveu, et fort légèrement, comme
une mère eût fait d’un enfantelet, le caressa. Et moi, ne sachant si je devais
cette mignonnerie à sa seule pitié, ou si, à celle-ci s’ajoutait un intérêt
plus fort, étonné de cette doutance même, et comme distrait de mon chagrin, je
m’apaisai et m’accoisai, gardant cependant les mains sur mon visage, craignant
que si je les en ôtais, elle retirât par vergogne la sienne de ma tête.
Vint un moment, pourtant, où
l’appétit de l’envisager fut le plus fort. Je retirai mes mains. Elle retira la
sienne de mon cheveu, et tout soudain me dit :
— Pierre, aimiez-vous cette
pauvre garce ?
— D’amitié. Mais d’amour, avant
cette minute où je vous parle, je n’ai jamais aimé personne.
À ce discours, elle attacha ses yeux
sur moi fort longuement, et cependant s’accoisait d’une certaine guise, comme
si elle attendait que je poursuivisse. Ce que je fis, encouragé par son
silence, et tandis que je les prononçais, fort étonné de mes propres paroles,
pour ce qu’elles me paraissaient devancer mes pensées.
— Angelina, dis-je, je suis
cadet, et j’ai ma fortune à faire. Consentiriez-vous à m’attendre ?
Ce disant, je me levai de ses genoux
et m’écartai un petit, pour lui marquer que je n’outrecuidais point
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