En Route
dès que Dieu la touche. Dans des sujets où les mots se délitent, où les expressions s'émiettent, elle parvient à se faire comprendre, à montrer, à faire sentir, presque à faire voir cet inconcevable spectacle d'un Dieu tapi dans une âme et s'y plaisant.
Et elle va plus loin encore dans le mystère, elle va jusqu'au bout, bondit d'un dernier élan jusqu'à l'entrée du ciel, mais alors elle défaille d'adoration et, ne pouvant plus s'exprimer, elle s'essore, décrit des cercles telle qu'un oiseau affolé, plane hors d'elle-même, dans des cris d'amour !
- Oui, Monsieur l'abbé, je le reconnais, sainte Térèse a exploré plus à fond que tout autre les régions inconnues de l'âme ; elle en est, en quelque sorte, la géographe ; elle a surtout dressé la carte de ses pôles, marqué les latitudes contemplatives, les terres intérieures du ciel humain ; d'autres saints les avaient parcourues avant elle, mais ils ne nous en avaient laissé une topographie ni aussi méthodique, ni aussi exacte.
N'empêche que je lui préfère des mystiques qui ne s'analysent pas ainsi et raisonnent moins, mais qui font, tout le temps, dans leurs oeuvres, ce que Sainte Térèse fait à la fin des siennes, c'est-à- dire qui flambent de la première à la dernière page et se consument, éperdus, aux pieds du Christ ; Ruysbroeck est de ceux-là ; quel brasier que le petit volume qu'a traduit Hello ! Et tenez, pour citer une femme alors, prenons Sainte Angèle de Foligno, moins dans le livre de ses visions qui demeure parfois inerte, que dans la merveilleuse vie qu'elle dicta au frère Armand, son confesseur. Elle aussi explique, et bien avant sainte Térèse, les principes et les effets de la mystique, mais si elle est moins profonde, moins habile à fixer les nuances en revanche, quelles effusions et quelles tendresses ! Quelle chatte caressante d'âme ! Quelle bacchante de l'amour divin, quelle ménade de pureté ! Le Christ l'aime, l'entretient longuement et ses paroles qu'elle a retenues, dépassent toute littérature, s'affirment comme les plus belles qu'on ait écrites. Ce n'est plus le Christ farouche, le Christ espagnol qui commence par fouler sa créature pour l'assouplir, c'est le Christ si miséricordieux des Evangiles, c'est le Christ si doux de Saint François, et j'aime mieux le Christ des franciscains que celui des carmes !
- Que diriez-vous alors, reprit en souriant l'abbé, de Saint Jean de la Croix ? Vous compariez tout à l'heure Sainte Térèse à une fleur forgée de fer ; lui aussi en est une, mais il est le lis des tortures, la royale fleur que les bourreaux imprimaient jadis sur les chairs héraldiques des forçats. De même que le fer rouge, il est à la fois ardent et sombre. A certains tournants de pages, Sainte Térèse se penche sur nos misères et nous plaint ; lui, demeure imperméable, terré dans son abîme interne, occupé surtout à décrire les peines de l'âme qui, après avoir crucifié ses appétits, passe par "la Nuit obscure", c'est-à-dire par le renoncement de tout ce qui vient du sensible et du créé. Il veut que l'on éteigne son imagination, qu'on la léthargise de telle sorte qu'elle ne puisse plus former d'images, que l'on claquemure ses sens, que l'on anéantisse ses facultés.
Il veut que celui qui convoite de s'unir à Dieu se mette comme sous une cloche pneumatique et fasse le vide en lui, afin que, s'il le désire, le pèlerin puisse y descendre et achever lui-même de l'épurer, en arrachant les restes des péchés, en extirpant les derniers résidus des vices !
Et alors les souffrances que l'âme endure dépassent les limites du possible ; elle gît perdue en de pleines ténèbres, elle tombe de découragement et de fatigue, se croit pour toujours abandonnée de celui qu'elle implore et qui se cache maintenant et ne lui répond plus ; bien heureuse encore lorsqu'à cette agonie ne viennent pas se joindre les affres charnelles et cet esprit abominable qu'Isaïe appelle l'esprit de vertige et qui n'est autre que la maladie du scrupule poussé à l'état aigu !
Saint Jean vous fait frissonner quand il s'écrie que cette nuit de l'âme est amère et terrible, que l'être qui la subit est plongé vivant dans les enfers ! - mais quand le vieil homme est émondé, quand il est raclé sur toutes les coutures, sarclé sur toutes les faces, la lumière jaillit et Dieu paraît. Alors l'âme se jette, ainsi qu'une enfant, dans ses bras et l'incompréhensible
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