En Route
cloîtres, à rôder dans les alentours de la Trappe.
Il se rappelait qu'une revue avait jadis évalué à deux cent mille, pour la France, le nombre des religieuses et des moines.
Deux cent mille personnes qui, dans une semblable époque, ont compris la scélératesse de la lutte pour la vie, l'immondice des accouplements, l'horreur des gésines, c'est, en somme, l'honneur du pays sauf, se dit-il.
Puis, sautant des âmes conventuelles aux bouquins qu'il avait rangés dans sa malle, il reprit : c'est tout de même curieux de voir combien le tempérament de l'art français est rebelle à la Mystique !
Tous les écrivains surélevés sont étrangers. Saint Denys l'Aréopagite est un Grec ; Eckhart, Tauler, Suso, la soeur Emmerich sont des Allemands ; Ruysbroeck est originaire des Flandres ; sainte Térèse, saint Jean de la Croix, Marie D'Agréda sont Espagnols ; le père Faber est Anglais ; saint Bonaventure, Angèle de Foligno, Madeleine de Pazzi, Catherine de Gênes, Jacques de Voragine, sont italiens…
Tiens, fit-il, surpris par ce dernier nom qu'il venait de citer, j'aurais dû emporter sa Légende Dorée dans ma valise ; comment n'y ai-je pas pensé, car enfin cette oeuvre était le livre de chevet du Moyen Age, le stimulant des heures alanguies par le malaise prolongé des jeûnes, l'aide naïve des vigiles pieuses ? Pour les âmes plus méfiantes de notre époque, la légende dorée apparaît au moins encore, telle que l'un de ces purs vélins où de candides enlumineurs peignirent des figures de saintes, à l'eau de gomme ou au blanc d'oeuf, sur des fonds d'or. Jacques de Voragine est le Jehan Fouquet, l'André Beauneveu de la miniature littéraire, de la prose mystique !
C'est décidément absurde d'avoir oublié ce volume, car il m'eût fait passer d'anciennes et de précieuses journées à la Trappe !
Oui, c'est bizarre, poursuivit-il, retournant sur ses pas, revenant à sa première idée ; la France compte des auteurs religieux plus ou moins célèbres, mais très peu d'écrivains mystiques proprement dits, et il en est de même aussi pour la peinture. Les vrais primitifs sont Flamands, Allemands ou Italiens, aucun n'est Français, car notre école bourguignonne est issue des Flandres.
Non, il n'y a pas à le nier, la complexion de notre race n'est évidemment point ductile à suivre, à expliquer les agissements de Dieu travaillant au centre profond de l'âme, là où est l'ovaire des pensées, la source même des conceptions ; elle est réfractaire à rendre, par la force expressive des mots, le fracas ou le silence de la grâce éclatant dans le domaine ruiné des fautes, inapte à extraire de ce monde secret des oeuvres de psychologie, comme celles de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix, d'art, comme celles de Voragine ou de la soeur Emmerich.
Outre que notre champ est peu arable et que le sol est ingrat, où trouver maintenant le laboureur qui l'ensemence, qui le herse, qui prépare, non pas même une moisson mystique, mais seulement une récolte spirituelle, capable d'alimenter la faim des quelques-uns qui errent, égarés, et tombent d'inanition dans le désert glacé de ces temps ?
Celui qui devrait être le cultivateur de l'au delà, le fermier des âmes, le prêtre, est sans force pour défricher ces landes.
Le séminaire l'avait fait autoritaire et puéril, la vie au dehors l'a rendu tiède. Aussi, semble-t-il que Dieu se soit écarté de lui et la preuve est qu'il a retiré tout talent au sacerdoce. Il n'existe plus de prêtre qui ait du talent, soit dans le livre ; ce sont les laïques qui ont hérité de cette grâce si répandue dans l'église au Moyen Age ; un autre exemple est probant encore ; les ecclésiastiques n'opèrent plus que très rarement les conversions. Aujourd'hui, l'être qui plaît au ciel se passe d'eux et c'est le sauveur qui le percute, qui le manipule, qui manoeuvre directement en lui.
L'ignorance du clergé, son manque d'éducation, son inintelligence des milieux, son mépris de la mystique, son incompréhension de l'art, lui ont enlevé toute influence sur le patriciat des âmes. Il n'agit plus que sur les cervelles infantiles des bigotes et des mômiers ; et c'est sans doute providentiel, c'est sans doute mieux ainsi, car s'il devenait le maître, s'il parvenait à hisser, à vivifier la désolante tribu qu'il gère, ce serait la trombe de la bêtise cléricale s'abattant sur un pays, ce serait la fin de toute littérature, de
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