Enfance
poche… Je n’ai même pas besoin d’en demander à papa, c’est toujours lui le premier qui m’en donne… mais je ne crois pas m’être jamais acheté des bananes, il me semble que je n’y ai pas pensé…
Véra présente d’abord à Lili la bienfaisante cervelle d’un air calme, patient, mais on sent qu’elle commence à se fâcher… comme elle dit elle-même parfois : « Tout tremble en moi. » Lili fixe toujours d’un œil dilaté le cordon de la sonnette enroulé autour de la suspension et sa mère la rassure d’une voix de plus en plus sifflante… « Tu vois bien, ça ne se balance plus, alors mange… » Lili ouvre la bouche, crie Non ! et aussitôt la referme. Véra insiste…
Ses yeux d’un bleu très pâle deviennent comme transparents et dedans une petite flamme s’allume… il y a dans son regard fixe quelque chose d’obstiné, d’implacable qui fait penser au regard d’un tigre.
— Quelqu’un avait dit, tu te rappelles, qu’elle avait parfois les yeux d’une chatte sauvage…
— Et sur quel ton !… comme si c’était une de ses qualités les plus charmantes. Mais moi en ce temps- là, je n’avais jamais vu de chats sauvages, je n’avais observé au jardin d’acclimatation que les yeux des panthères ou des tigres. C’est eux que Véra me rappelait. Quand sa fureur devenait plus grande, elle ne pouvait plus parler, elle soufflait, l’air menaçant, à travers ses dents serrées, sa poitrine se soulevait… Seule Lili avait le pouvoir de la transformer ainsi, de la mettre « dans tous ses états »… Et Lili n’en avait pas peur. On aurait dit qu’elle voyait là encore une preuve de l’amour passionné de sa mère.
— Une passion unique. Lili était sa maladie. Et cette fureur, on sentait qu’elle n’était pas vraiment dirigée contre Lili, mais contre quelque chose qui était au-delà d’elle… c’est sur cela que Véra fixait ce regard obstiné, implacable… sur un destin qu’elle voulait vaincre à tout prix… elle compenserait, elle ferait plus encore que compenser tout ce qu’il refuserait à son enfant, elle le transformerait coûte que coûte pour en faire le meilleur, le plus enviable destin du monde.
— Quant à moi, je n’avais pas peur non plus de Véra. Je savais que je ne pouvais provoquer chez elle un agacement, une impatience où il y avait de l’hostilité, mais une hostilité distante et froide, que si elle craignait que je nuise en quoi que ce soit à Lili. Et je m’en tenais toujours aussi loin que possible… je le faisais sans effort, je n’avais aucune envie de m’approcher de cet enfant hurleur, au visage crispé…
— Qui pouvait être dangereux… il lui était arrivé quand vous étiez seules de se mettre à pousser des cris pour faire croire que tu lui avais fait mal…
— Mais même dans ce cas, Véra ne s’est pas mise très en colère contre moi…
— Elle ne se le permettait pas. Peut-être avait-elle peur de jouer le rôle disgracieux de la marâtre…
— Peut-être… et puis elle sentait auprès de moi la présence même lointaine, mais protectrice de mon père… Il me semble qu’à sa façon un peu sauvage, sans bien s’en rendre compte, elle le craignait…
— Oui, obscurément, elle voyait en lui son maître… Et ne peut-on pas penser aussi qu’elle s’était peut-être doutée que Lili avait joué une de ses comédies…
— Non, tout de même pas… Je ne crois pas qu’elle pouvait être à ce point lucide… pas dans ce cas… Et je ne crois pas non plus que Véra était capable d’éprouver le sentiment d’une injustice quand il s’agissait de Lili. Elle avait dû se borner à me dire « Ne la touche pas, je t’en prie. Laisse-la. » Et j’avais dû répondre « Mais je la laisse. »
Depuis la naissance de Lili, Véra est très maigre, toute pâle, papa est allé avec elle consulter un professeur de médecine qui a dit qu’elle était menacée de phtisie, qu’elle devait se suralimenter… Et depuis, à l’heure du goûter, on apporte sur la table de la salle à manger deux assiettes, une pour elle, une pour moi… je n’ai aucun besoin de ce repas supplémentaire, mais Véra m’a proposé de le prendre avec elle… Nos assiettes sont remplies de macaronis dorés et luisants de beurre frais, à chaque bouchée descend de la fourchette une longue coulée de fromage fondu qu’on tranche avec ses dents. Je dévore tout ce
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