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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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qu’il y a dans mon assiette et souvent quand je l’ai vidée Véra m’offre ce qui reste dans la sienne… « Finis-le si tu veux, moi, je n’en peux plus, j’ai beau me forcer… »  

 
    Quand Véra n’est pas préoccupée par Lili, quand elle l’oublie, elle redevient parfois toute jeune…
    Dans une forêt des environs de Paris, sur un chemin bordé de chaque côté de grands arbres aux feuilles jaunissantes… le soleil est doux, on sent l’odeur délicieuse, vivifiante de la mousse… je me suis juchée sur mon vélo aidée par Véra et elle court un peu derrière moi, la main posée sur ma selle, puis elle me lâche… mais arrivée au tournant, ça y est, de nouveau, je tombe… nous rions… « Mais ce n’est pas possible, tu le fais exprès… C’est parce que tu as de l’appréhension, tu te crispes. Regarde-moi. » Je l’aide un peu à se hisser sur sa selle et elle dévale en pédalant, elle disparaît derrière le tournant… Mon père et moi l’applaudissons quand elle revient souriante… Et elle aussi applaudit et crie bravo ! quand enfin j’ai réussi à franchir le tournant…
    Et nous apprenons à monter à mon père… Mais il est si raide, si maladroit, si peu sûr de lui… nous courons auprès de lui en le tenant de chaque côté, mais dès qu’on le lâche, il s’arrête, il pose un pied par terre… « Non, décidément »… il a l’air penaud, gêné, il est mal doué, comme il paraît âgé… et moi, comme tout à coup il me fait pitié…  
    — Il n’avait pourtant que quarante-deux ou trois ans…  
    — Mais dans ce temps-là, on était vieux plus tôt que maintenant. Et il était si peu sportif… il m’a paru soudain tout vieux et il m’a semblé que Véra le voyait ainsi, et que lui-même avait senti qu’il était un vieillard auprès d’elle, quand elle courait avec moi en tenant sa selle, quand nous l’exhortions toutes deux, quand nous nous moquions gentiment de lui… Qui n’aurait dit que Véra était ma grande sœur, que nous étions ses deux filles…  

 
    Nous sommes assises, Véra et moi, à côté l’une de l’autre, à la table de la salle à manger couverte d’un épais tapis de peluche dorée. Je regarde ses petites mains fines, ses doigts agiles qui plongent dans un large bocal contenant du tabac… c’est un mélange que papa a préparé lui-même et dans lequel on a dispersé quelques morceaux de carotte crue pour empêcher qu’il se dessèche… Véra sort entre trois doigts une pincée de tabac, elle la triture légèrement pour bien séparer les feuilles, et puis elle l’étale sur un petit tube de métal ouvert en deux et posé devant elle sur un papier… elle tasse bien le tabac dans chacune des deux moitiés du tube, et elle les referme l’une sur l’autre avec un petit claquement… Alors elle prend dans une grande boite de cigarettes vides que papa se fait envoyer de Russie, il ne supporte pas d’en fumer d’autres, une cigarette dont le bout en carton est aussi long que celui en papier. C’est dans ce cylindre en papier très fin que Véra introduit avec précaution le tube de métal… pousse délicatement le tabac qu’il contient, l’emplit…  
    — Mais comment ?  
    —  Je ne le vois plus très bien. Il me semble qu’elle le fait en poussant une petite boule le long d’une rainure creusée dans le tube… Et puis elle retire le tube sans faire craquer le papier, elle tapote avec un doigt le bout plein de la cigarette pour égaliser le tabac, elle enlève une petite feuille qui dépasse…
    J’observe chacun de ses gestes… je voudrais bien essayer… et elle me laisse prendre comme elle une pincée de tabac, la triturer, l’étaler sur chaque moitié du tube de métal ouvert, le refermer… et puis sortir de la boîte une cigarette vide… y introduire le bout du tube, pousser… Attention, pas trop fort… je le fais aussi doucement que je peux, mais le papier est si fragile, et voilà, il a craqué…
    Je voudrais encore, laisse-moi juste une fois… – Bon, mais après c’est fini. Et de nouveau le papier se déchire… On ne peut plus recommencer, on ne peut pas gaspiller ces cigarettes, elles sont introuvables ici et papa ne peut pas s’en passer.

 
    Mon père sort d’un tiroir de son bureau et me tend une carte postale sur laquelle je vois la tête brune d’une fillette, émergeant d’un grand bouquet de roses… « Regarde ce qui est écrit de l’autre côté… » Je

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