Enfance
reconnais l’écriture de mon oncle Iacha, je lis : Mon petit Tachok chéri, et d’autres mots tendres… Et toutes sortes d’images de lui se présentent à moi, il devait y en avoir beaucoup en ce temps-là, une en tout cas me vient, la seule qui soit restée, qui est toujours là…
Il marche auprès de moi en me tenant par la main, il est mince comme papa, mais plus grand et plus jeune… il est venu me chercher rue Flatters, lui il rencontre maman et même il échange quelques mots avec elle… Nous traversons la grande place devant le Petit Luxembourg… et juste avant de franchir le portillon, il s’arrête, il lâche ma main, il se penche vers moi, il enlève son gant et il reboutonne maladroitement le col de mon long manteau gris à pèlerine… il me regarde… ses yeux ressemblent beaucoup à ceux de papa, mais ils sont moins perçants, plus doux… de son visage étroit et pâle, de ses gestes coule sur moi une douceur tendre…
« On a trouvé cette carte postale sur lui… » Mon père n’a pas besoin de m’en dire davantage, je sais qu’il est mort asphyxié dans la cabine du bateau qui le transportait de Suède à Anvers où mon père l’attendait… C’est pour empêcher que mon oncle ne soit livré à « l’Okhrana », un nom terrifiant que j’ai appris ici, que mon père a dû quitter pour toujours la Russie… Papa a repris la carte postale… « Tu ne me la donnes pas ?… – Non, je voulais que tu la voies, mais je vais la garder pour toi… » J’ai envie de pleurer, il me semble qu’il a envie de pleurer comme moi, je voudrais me jeter dans ses bras, me serrer contre lui, mais je n’ose pas… Ici il n’est plus comme autrefois… il est distant, fermé…
— Il ne t’appelait plus jamais Tachok…
— J’ai mis un certain temps à m’en apercevoir… Il me semble qu’alors je sentais seulement chez lui une sorte de réserve, une gêne… surtout quand Véra était présente, et elle l’était presque toujours. Mais même à un moment comme celui-là, quand nous sommes seuls, papa et moi avec entre lui et moi, entre nous seuls ce lien si fort, la gêne subsiste.
Qu’à cela ne tienne, puisque Véra a refusé de m’en acheter un, en une seconde ma décision est prise… Je reste un peu en arrière, je tends la main, je saisis un des petits sachets de dragées empilés à l’étalage d’une confiserie, je le cache dans mon large blouson à col marin et je rejoins Véra en soutenant d’une main le sachet appuyé contre mon ventre… Mais très vite on nous rattrape… la vendeuse m’a vue à travers la vitre… « La petite vient de voler un sachet de dragées… » Véra la toise, ses yeux se dilatent, deviennent d’un bleu intense… « Qu’est-ce que vous dites ? C’est impossible ! » Et je secoue la tête automatiquement, sans conviction je dis Non !… la vendeuse montre ou seulement regarde la boursouflure au bas de mon blouson, et cela suffit, je sors le sachet en le faisant passer sous le caoutchouc qui le retient et je le tends… Sans un mot nous suivons Véra qui se dirige vers la boutique, la traverse, va au fond où se trouve la caisse, fait des excuses et paie le prix du sachet… La caissière compatit… « Ah Madame, les enfants aujourd’hui… » La vendeuse veut tendre le paquet, mais Véra l’arrête… « Non, merci… » Elle refuse de le prendre.
Nous sortons, nous rentrons… je ne sais plus par quel moyen… sans parler, du moins certainement pas de ce qui vient de se passer.
Véra s’abstient, avec cette obstination que rien ne peut vaincre quand elle a pris une décision, de se mêler de mon éducation. Il me semble que ce doit être le résultat de discussions entre elle et mon père… je ne les ai jamais entendues, mais je me doute que mon père lui a fait des reproches à propos de moi…
— Bien que jamais tu ne te sois plainte…
— Je ne lui parlais jamais de Véra.
— Pourquoi, je me le demande… tu n’en avais pas peur…
— Non… C’est curieux d’ailleurs… d’une certaine façon, je me sentais à égalité avec elle.
— C’est plutôt, ne crois-tu pas, parce que tu craignais de faire de la peine à ton père…
— Peut-être… j’avais l’impression qu’il n’était pas heureux, il me semblait soucieux… il y avait chez lui quelque chose qui me donnait envie de le protéger…
À notre retour rien n’a été dit en ma présence, mais
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