Enfance
Chez toi les signes s’inversent. C’est ainsi qu’Adèle, et aussi Véra, disent de toi avec une certaine nuance de mépris… « Oh, elle n’est pas difficile, elle mange n’importe quoi », ce qui laisse entendre que les continuels refus de nourriture et les fantaisies capricieuses de Lili sont le signe de son tempérament délicat… Comme d’ailleurs sa santé fragile est une qualité, chez toi la bonne santé est la marque d’une nature assez grossière, un peu fruste.
Et aussi le mot « nerveux » quand il est appliqué à Lili prend son sens positif… « Elle est nerveuse » veut dire : « Quelle force vitale elle a, comme elle est vivante ! »
— Tout cela aurait dû me faire deviner ce que j’étais aux yeux d’Adèle, ce qu’en domestique parfaite, elle avait très vite saisi… C’est le genre de choses qu’elle comprenait aussitôt, qu’elle devait se dire lorsque relevant et plissant la peau d’une de ses joues maigres, elle faisait passer l’air entre ses dents de côté avec un petit claquement qui semblait signifier, « J’en connais un rayon. » Je connais la vie. Je ne m’en laisse pas conter. Ah que voulez-vous, c’est ainsi… » et elle accompagnait ces réflexions généralement exprimées par son petit claquement d’un hochement de tête et d’un « Ah ben dame… Ah dame oui » qui marquait la certitude. Aucun doute n’était possible. Elle avait dès son arrivée reniflé l’air de la maison, elle avait senti d’où « soufflait le vent », elle savait où était la faiblesse et où était la force. Qui était l’enfant de Madame et qui était celui d’une femme que Madame ne porte pas dans son cœur, contre qui Madame a une dent, l’enfant auquel, si l’envie vous en prend, il est permis de lancer, pas même par méchanceté, mais parce que c’est ainsi, Ah dame on n’y peut rien… là-bas, d’où il est venu, on ne sait pas ces choses-là, on ignore ces raffinements… « On ne t’a donc pas appris, chez ta mère, comment on doit passer des ciseaux ? »
— Il n’est pas facile de comprendre d’où pouvait te venir… comme jamais auparavant, jamais quand tu te préparais à entrer au cours Brébant… cette allégresse, cette impatience…
— Ce n’est tout de même pas ce qu’ont dit devant moi des amis de mon père… « Il faut absolument la mettre à l’école communale. Rien de mieux que cet enseignement-là. Des bases solides pour toute la vie… » je me souviens de chaque mot mais cela n’a pas suffi, je n’étais pas, à dix ans, un aussi raisonnable petit monstre…
— Non, cela ne peut pas expliquer cet étrange attrait pour cette école d’aspect rébarbatif de la rue d’Alésia. Ses murs de briques poussiéreuses étaient semblables à ceux de l’école de la rue des Feuillantines, ils étaient aussi mornes, aussi tristes.
— J’entendais de ma chambre qui donnait sur une cour adjacente à la cour de récréation, les explosions de cris, de hurlements des enfants, ils devaient être lâchés, comme nous l’étions autrefois, dans un carré couvert de gravier, de ciment, sans aucun arbre… et puis, au coup de sifflet, comme une chute, une brusque perte de conscience, ce complet silence.
Mais tandis que je regarde Véra, qui étale sur la table une grande feuille de papier bleu marine, ouvre en leur milieu les cahiers et les livres, les dispose en tous sens sur la feuille, les change de place, suppute, réfléchit, puis découpe, replie, referme, lisse, appuie, enfin contemple… elle a son air jeune, animé, elle paraît mieux aimer faire cela qu’emplir des cigarettes… ce que j’éprouve en l’observant ressemble à mon excitation joyeuse quand je regardais comme on découpait, enroulait, collait, peignait, attachait avec des fils d’or, entourait de rubans ce qui allait orner l’arbre de Noël.
Je ne demande pas à Véra de l’aider, je vois que c’est trop compliqué, je ne veux rien abîmer, mais elle me permet de coller à l’aide d’un petit bout de coton trempé dans un peu d’eau au fond d’une soucoupe, juste au milieu de chaque livre, de chaque cahier une grande étiquette blanche bordée d’un liséré bleu. Et puis avec mon nouveau porte-plume rouge et une plume neuve au bout large je trace de ma plus belle écriture en haut de l’étiquette : Nathalie T cherniak…
— Comment te revient-il tout à coup de si loin, ce T tout contourné,
Weitere Kostenlose Bücher