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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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je savais que Véra lui raconterait avec indignation… et je me demandais si mon père ne lui reprocherait pas de m’avoir refusé… lui ne l’aurait sûrement pas fait, et alors ce ne serait pas arrivé…
    Je pense que c’était cela que je me disais quand, comme toujours peu de temps après le dîner, je suis allée dans ma chambre, Véra dans la sienne et mon père dans son bureau…  
    Je suis couchée dans mon lit, je vais m’endormir, lorsque mon père entre, l’air fâché… « Comment as-tu pu faire une chose pareille ?… Tu te rends compte dans quelle situation tu as mis Véra… et toi-même… quelle honte… », je sens qu’il est fatigué, que c’est pour lui une véritable corvée d’avoir l’air fâché, il se met à arpenter ma chambre, il me semble qu’il essaie de s’exciter… « C’est incroyable ! une telle malhonnêteté, tant de dissimulation… » Il s’arrête devant mon lit… « Mais enfin, qu’est-ce qui t’a pris ? – C’est parce que j’en avais tellement envie… » Par cette réponse je lui donne, sans le vouloir, l’élan, la force qui lui manquent…  
    — Sans le vouloir certainement, ta sollicitude pour lui n’allait pas aussi lofa…  
    — Ces paroles le rendent furieux… Il les répète : « Parce que j’en avais envie ! J’en avais envie ! Alors je me permets n’importe quoi ! Je me fais prendre comme une voleuse, je fais du mal aux autres… J’en ai envie, eh bien, je fais tout ce qui me passe par la tête… Voyez-vous ça, j’en ai envie… il me semble que maintenant il souffre et rage pour de bon… Mais moi, est-ce que tu t’imagines que je fais tout ce dont j’ai envie ? Mais qu’est-ce que tu crois ?… J’en ai tellement envie, alors plus rien ne me retient, plus rien ne compte… » Ces paroles furibondes me traversent et vont quelque part ailleurs, au-delà de moi… « Ah, quand on a une nature comme celle-là… je sens maintenant sur moi son dégoût… je peux même le dire, je n’exagère pas… sa haine… Alors je me tourne vers le mur… Il dit encore quelques mots comme… Ce sera joli plus tard, ça promet, ça donnera de beaux résultats… » et il sort en refermant rageusement la porte.  

 
    Je ne fais rien, je rêvasse assise à une grande table en fer forgé dans un jardin pelé, probablement celui d’une villa aux environs de Paris, est-ce Clamart ou Meudon ? où nous passons l’été. Adèle, venue de Bretagne pour s’occuper de Lili, est installée en face de moi à une petite distance de la table, la tête penchée sur un ouvrage de couture ou de broderie… Son visage est ridé et grisâtre, ses cheveux rassemblés sur sa nuque en un petit chignon sont grisonnants, elle est vêtue comme toujours d’une longue robe grise, son nez est courbé comme un bec, un coin de sa paupière fripée retombe sur son œil… comme chez certains oiseaux de proie… mais elle n’a pas cet air redoutable qu’ils ont quand ils se tiennent immobiles, somnolents, perchés dans leurs grandes cages. Elle est très vive, active, et je n’ai jamais décelé chez elle rien de méchant… ni rien de bon, on dirait qu’elle ne peut pas éprouver de sentiments.
    Tout en cousant ou brodant elle me demande de lui passer ses ciseaux posés près de moi sur la table. Je les prends distraitement par n’importe quel bout et je les lui tends… Elle a levé la tête, elle fixe de ses petits yeux noirs et brillants, complètement inexpressifs, la pointe d’acier dirigée vers elle et de ses lèvres étroites sortent ces mots : « On ne t’a donc pas appris chez ta mère que ce n’est pas comme ça qu’on doit passer des ciseaux ? »
    Je sais parfaitement bien comment on doit tendres des objets pointus, tels que les ciseaux et les couteaux, mais « chez ta mère » arrête en moi ce qui allait monter… « Oh pardon. »
    « Chez ta mère… » alors que je n’ai jamais entendu personne faire devant Adèle la plus légère allusion à ma mère. Jamais rien qui puisse me faire penser qu’Adèle connaît son existence. Et il apparaît maintenant que non seulement elle connaît l’existence de ma mère, mais qu’elle ne perd jamais ma mère de vue… elle la voit à travers moi… Elle voit toujours sur moi sa marque. Des signes que je porte sans le savoir… des signes mauvais…
    — Négatifs… Oui, négatifs chez toi, alors que ces mêmes signes sont chez les autres des signes positifs…

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