Enfance
alors que plus tard tu as toujours écrit ton nom avec un T comme la lettre imprimée…
— Je le revois maintenant, ce T vieillot, qui s’était complètement effacé. L’autre, tout simple, fait de deux barres, je ne l’ai écrit qu’au lycée. Je le trouvais plus nouveau, assez osé…
— Tu te rappelles comme Véra en voyant un jour ce T t’avait dit… « Tiens, mais c’est plus joli… D’où t’est venue cette idée ? Moi aussi, je vais l’écrire ainsi… » et cette approbation presque admirative de Véra… c’était si rare…
— J’en suis restée tout étonnée, très flattée.
Chaque matin à heure fixe, avant de refermer derrière lui la porte d’entrée, mon père disait à la cantonade : « Je suis parti. » Pas « Je pars », mais « Je suis parti »… comme s’il craignait d’être retenu, comme s’il voulait être déjà loin d’ici, là-bas, dans son autre vie… Et moi, je m’élançais au-dehors avec la même impatience…
— Mais tu ne te comparais pas à lui…
— Je ne me comparais à personne. J’essaie seulement de retrouver à travers ce que je percevais en lui ce qui se passait en moi quand mon cartable au bout de mon bras je dévalais l’escalier, courais vers l’école.
La vague odeur de désinfectant, les escaliers de ciment, les salles de classe entourant une cour sans arbres, leurs hauts murs d’un beige souillé, sans aucun autre ornement que le tableau noir au fond de l’estrade et une terne carte des départements, tout cela dégageait quelque chose qui me donnait dès l’entrée le sentiment, le pressentiment d’une vie…
— Plus intense ?
— « Plus » ne convient pas. « Autre » serait mieux. Une autre vie. Aucune comparaison entre ma vie restée là-bas, dehors, et cette vie toute neuve… Mais comment, par où la saisir pour la faire tant soit peu revenir, cette nouvelle vie, ma vraie vie…
— Fais attention, tu vas te laisser aller à l’emphase…
— Bon, essayons simplement d’isoler d’abord un de ses instants… en lui seul… permets-moi de le dire… en lui tant de plaisirs se bousculent…
Un peu engoncée dans mon épais tablier noir à longues manches fermé dans le dos, pas commode à boutonner, je me penche sur mon pupitre avec toutes les autres filles de ma classe, à peu près de la même taille et du même âge que moi… nous écrivons sur une copie où chacune a d’abord inscrit en haut et à droite la date, et au milieu le mot « Dictée » qu’il a fallu, comme le nom et la date, souligner en faisant habilement glisser sa plume le long d’une règle sans qu’il y ait de bavures. Le trait doit être parfaitement droit et net.
La maîtresse se promène dans les travées entre les pupitres, sa voix sonne clair, elle articule chaque mot très distinctement, parfois même elle triche un peu en accentuant exprès une liaison, pour nous aider, pour nous faire entendre par quelle lettre tel mot se termine. Les mots de la dictée semblent être des mots choisis pour leur beauté, leur pureté parfaite. Chacun se détache avec netteté, sa forme se dessine comme jamais celle d’aucun mot de mes livres… et puis avec aisance, avec une naturelle élégance il se rattache au mot qui le précède et à celui qui le suit… il faut faire attention de ne pas les abîmer… une légère angoisse m’agite tandis que je cherche… ce mot que j’écris est-il bien identique à celui que j’ai déjà vu, que je connais ? Oui, je crois… mais faut-il le terminer par « ent » ? Attention, c’est un verbe… souviens-toi de la règle… est-il certain que ce mot là-bas est son sujet ? Regarde bien, ne passe rien… il n’y a plus en moi rien d’autre que ce qui maintenant se tend, parcourt, hésite, revient, trouve, dégage, inspecte… oui, c’est lui, c’est bien le sujet, il est au pluriel, un « s » comme il se doit le termine, et cela m’oblige à mettre à la fin de ce verbe « ent »…
Mon contentement, mon apaisement sont vite suivis d’une nouvelle inquiétude, de nouveau toutes mes forces se tendent… quel jeu peut être plus excitant ?
La maîtresse nous prend nos copies. Elle va les examiner, indiquer les fautes à l’encre rouge dans les marges, puis les compter et mettre une note.
Rien ne peut égaler la justesse de ce signe qu’elle va inscrire sous mon nom. Il est la justice même, il est l’équité. Lui
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