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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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seul fait apparaître cette race d’approbation sur le visage de la maîtresse quand elle me regarde. Je ne suis rien d’autre que ce que j’ai écrit. Rien que je ne connaisse pas, qu’on projette sur moi, qu’on jette en moi à mon insu comme on le fait constamment là-bas, au-dehors, dans mon autre vie… je suis complètement à l’abri des caprices, des fantaisies, des remuements obscurs, inquiétants, soudain provoqués… est-ce par moi ? ou est-ce par ce qu’on perçoit derrière moi et que je recouvre ? Et aussi il ne pénètre rien jusqu’ici de cet amour, « notre amour », comme maman l’appelle dans ses lettres… qui fait lever en moi quelque chose qui me fait mal, que je devrais malgré la douleur cultiver, entretenir et qu’ignoblement j’essaie d’étouffer… Pas trace ici de tout cela. Ici je suis en sécurité.  
    Des lois que tous doivent respecter me protègent. Tout ce qui m’arrive ici ne peut dépendre que de moi. C’est moi qui en suis responsable. Et cette sollicitude, ces soins dont je suis entourée n’ont pour but que de me permettre de posséder, d’accomplir ce que moi-même je désire, ce qui me fait, à moi d’abord, un tel plaisir… « Mais Nathalie que t’est-il encore arrivé avec ce verbe « apercevoir »? Tu lui as de nouveau mis deux p ! – Oh, mais comment est-ce possible ?… c’est parce que j’ai de nouveau pensé à « apparaître »… – Écoute, mon petit, tu sais ce que tu dois faire, tu vas écrire vingt fois : « Je n’aperçois qu’un p au verbe apercevoir. » Et j’admire tant d’ingéniosité.  
    C’est « pour mon bien », comme tout ce qu’on fait ici, qu’on s’efforce d’introduire dans mon esprit ce qui est exactement à sa mesure, prévu exprès pour lui…  
    — Pas tout à fait pourtant… cela paraît souvent difficile à saisir, un peu trop contourné ou trop vaste…  
    —  Oui, juste suffisamment pour empêcher mon esprit de se relâcher, de s’amollir, pour l’obliger à s’étirer le plus possible et à faire place à ce qui se présente, à ce qui doit le remplir entièrement… les nombres de la table de multiplication ou les noms des départements, et puis ceux des préfectures, et puis, encore un effort, pour que parviennent à l’occuper, à bien s’y installer les noms des sous-préfectures… les voici enfin tous là, à leur place… ils obéissent à mon appel, il suffit que je prononce le nom d’un département et aussitôt les noms des préfectures et des sous-préfectures docilement l’un après l’autre se présentent… Seule une maîtrise parfaite peut donner un pareil contentement.
    Même là-bas, dehors, l’école me protège. On passe derrière ma porte sans s’arrêter, on me laisse travailler…
    Et moi, par contre, je peux entrer dans le cabinet de travail de mon père quand revenu à la maison il se repose dans son fauteuil de cuir vert foncé, les jambes allongées, après les longues journées passées debout devant ses éprouvettes et ses cornues… mais il dit que pendant qu’il travaille il ne sent jamais la fatigue… Il pose aussitôt que j’entre les revues de chimie qu’il est en train de parcourir ou son épais journal du soir… Il regarde le cahier que je tiens à la main…  
    —  C’est dans la classe du certificat d’études que tu lui apportais ces problèmes qui, eux, ne paraissaient vraiment pas faits à la mesure de ton esprit.  
    —  J’avais beau essayer de me rappeler comment il fallait raisonner, je ne parvenais pas à trouver le nombre de litres d’eau que déversaient des robinets ou bien ces terribles heures d’arrivée des trains qui se croisent… Mon père trouvait ces nombres en un instant par le mystérieux, miraculeux procédé de l’algèbre… « Voici quel doit être le résultat… Mais toi, il faut que tu l’obtiennes par l’arithmétique… Et ça, moi, on ne me l’apprenait pas. » Et nous voici tous deux nous efforçant, mon père assis auprès de moi à son bureau et moi cherchant à retrouver ce que la maîtresse a expliqué… que j’avais cru retenir, et ça s’est échappé… parfois, avec nos forces rassemblées nous parvenons à trouver au bout de notre raisonnement le nombre, c’est lui, c’est celui que mon père a obtenu grâce à l’algèbre. La même satisfaction nous emplit, nous détend, elle affleure sur nos visages quand nous entrons dans la salle à manger, nous mettons à table et

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