Enfance
sans plus parler de notre problème prenons avec les autres notre repas.
Mais parfois, nous n’avons pas réussi à trouver et après le dîner, nous nous remettons à chercher.
— Il est arrivé que ton père finisse par te dire qu’il fallait que tu ailles te coucher… il irait demander de l’aide à tel ou tel ami qui habite tout à côté… « Lui il saura, il est plus fort que moi en cette matière… Mais quelle idée de faire résoudre de tels problèmes par des enfants ! »
— Je suis presque ou même complètement endormie quand papa entre… « Tu dors ? – Non, ce n’est rien… Alors ils ont trouvé ? – Oui, c’est très simple, comment n’y avons-nous pas pensé ? » Papa s’assoit près de moi sur mon lit et il m’explique… Cela ne me paraît pas si simple… Ça flotte… emmêlé… et tout d’un coup ça se sépare en éléments très nets qui viennent comme d’eux-mêmes se mettre en place, à leur juste place… il ne peut y en avoir d’autre… dans un ordre impeccable ils se succèdent jusqu’à ce nombre qui les attend, qui est le signe indubitable de leur accomplissement… « Je vais l’écrire tout de suite. – Alors vite, dépêche-toi, il est tard. »
Je ne me rappelle plus où ça s’est passé… dans le brouillard qui le recouvre je ne perçois que la forme très vague de mon père assis à côté de moi. Il me semble qu’il est tourné de profil, il ne me regarde pas quand il m’annonce je ne sais plus en quels termes que ma mère propose de me reprendre.
— Au bout d’un an et demi… ou peut-être de deux ans…
— Il me dit qu’elle y met une condition : elle ne pourra pas venir elle-même ou me faire chercher, il faut que ce soit lui qui se charge de m’envoyer chez elle… Et il sait parfaitement que si elle y tient vraiment, elle peut très bien, elle en a les moyens… et quant à lui, cette fois, il ne lèvera pas un doigt pour l’aider, à moins… « À moins que ce soit toi qui le demandes… »
Il n’est pas difficile de retrouver ce qui a dû emplir le silence qui a précédé ma réponse : le choc produit par cette brusque réapparition de ce à quoi j’avais été arrachée, que je m’étais efforcée d’écarter, que les lettres venues de là-bas, toujours plus lointaines, comme irréelles, avaient aidé à éloigner… et sous ce brutal rapprochement la découverte d’un nouvel éloignement… et puis ce que mon père fait peser sur moi, cette responsabilité de la décision que moi seule je dois prendre… et quoi encore de tout aussi invraisemblable ?… mais cette reconstitution de ce que j’ai dû éprouver est pareille à une maquette en carton reproduisant en un modèle réduit ce qu’avaient pu être les bâtiments, les maisons, les temples, les rues, les places et les jardins d’une ville engloutie…
— Pas entièrement…
— Quelque chose s’élève encore, toujours aussi réel, une masse immense… l’impossibilité de me dégager de ce qui me tient si fort, je m’y suis encastrée, cela me redresse, me soutient, me durcit, me fait prendre forme… Cela me donne chaque jour la sensation de grimper jusqu’à un point culminant de moi-même, où l’air est pur, vivifiant… un sommet d’où si je parviens à l’atteindre, à m’y maintenir je verrai s’étendre devant moi le monde entier… rien ne pourra m’en échapper, il n’y aura rien que je ne parviendrai pas à connaître…
— Il est curieux que tu aies éprouvé précisément le sentiment que l’enseignement primaire cherchait à donner…
— J’ai été étonnée en apprenant beaucoup plus tard que c’était là un des buts que cet enseignement voulait atteindre. En tout cas, avec moi, il y a réussi.
— L’école dominait ton existence… elle lui donnait un sens, son vrai sens, son importance… Quand tu t’es sentie si malade, tu avais la rougeole, tu as prié le Ciel…
— Oui, c’est comique, je l’implorais de me laisser vivre jusqu’à ce que « je sache tout »…
— Et quelle perte d’équilibre, quel désarroi après, au lycée, quand tu t’es aperçue que ce monde bien clos, entièrement accessible, s’ouvrait de toutes parts, se défaisait, se perdait…
— Mais pour en revenir à ma réponse, je ne l’ai pas fait attendre longtemps… le temps d’un léger recul… ce sera douloureux de trancher moi-même ce lien qui m’attache
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