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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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qu’une partie, pas la plus importante, de ce « tout ».  

 
    En entrant dans ma chambre, avant même de déposer mon cartable, je vois que mon ours Michka que j’ai laissé couché sur mon lit… il est plus mou et doux qu’il n’a jamais été, quand il fait froid je le couvre jusqu’au cou avec un carré de laine tricotée et on n’aperçoit que sa petite tête jaune et soyeuse, ses oreilles amollies, les fils noirs usés de sa truffe, ses yeux brillants toujours aussi vifs… il n’est plus là… mais où est-il ? Je me précipite… « Adèle, mon ours a disparu – C’est Lili qui l’a pris… – Mais comment est-ce possible ? – Elle a réussi à marcher jusqu’à ta chambre… la porte était ouverte… – Où est-il ? Où l’a-t-elle mis ? – Ah elle l’a déchiré… ce n’était pas difficile, il ne tenait qu’à un cheveu, ce n’était plus qu’une loque… – Mais on peut le réparer… – Non, il n’y a rien à faire, je l’ai jeté… »
    Je ne veux pas le revoir. Je ne dois pas dire un mot de plus sinon Adèle, c’est sûr, va me répondre : Des ours comme ça, on en trouve tant qu’on veut, et des tout neufs, des bien plus beaux… Je cours dans ma chambre, je me jette sur mon lit, je me vide de larmes…
    —  Jamais il ne t’est arrivé d’en vouloir à quelqu’un comme à ce moment-là tu en as voulu à Lili.  
    — Après j’ai mis hors de sa portée les boîtes russes en bois gravé, la ronde et la rectangulaire, le bol en bois peint, je ne sais plus quels autres trésors, mes trésors à moi, personne d’autre que moi ne connaît leur valeur, il ne faut pas que vienne les toucher, que puisse s’en emparer ce petit être criard, hagard, insensible, malfaisant, ce diable, ce démon…  

 
    Je demande à Véra, je ne sais plus à quel propos, mais peu importe, « Pourquoi on ne peut pas faire ça ? » et elle me répond « Parce que ça ne se fait pas » de son ton buté, fermé, en comprimant les voyelles encore plus qu’elle ne le fait d’ordinaire, les consonnes cognées les unes contre les autres s’abattent, un jet dur et dru qui lapide ce qui en moi remue, veut se soulever…  
    « Parce que ça ne se fait pas » est une barrière, un mur vers lequel elle me tire, contre lequel nous venons buter… nos yeux vides, globuleux le fixent, nous ne pouvons pas le franchir, il est inutile d’essayer, nos têtes résignées s’en détournent.  
    — Est-ce qu’à un tel moment, l’idée ne t’est pas venue de te servir de ce que ta mère t’avait remis avant de te quitter… tu l’avais quelque temps conservé…  
    — Oui, ces paroles de maman dans la chambre d’hôtel à Berlin, le soir qui a précédé notre séparation : « Véra est bête »… un paquet qu’elle m’a donné à emporter, comme ceux qu’on remet à son enfant qu’on va placer comme interne au collège… Tiens, mon chéri, ça pourra te servir quand tu seras loin de moi, tu pourras en avoir besoin là-bas…  
    — Non, là il faut que je t’arrête, tu te laisses entraîner, jamais ta mère n’a songé à te donner ça comme ces provisions ou ces remèdes familiaux dont on munit les enfants qu’on amène en pension… C’est toi qui l’as contrainte par tes questions : « Qu’est-ce que l’oncle t’a dit, maman ? De qui il t’a parlé ? » C’est parce qu’elle a fini par te céder qu’elle t’a répondu : « L’oncle m’a dit que Véra est bête »… mais pendant qu’elle prononçait ces mots, elle t’a perdu de vue, elle ne te voyait plus, ce n’est pas à toi qu’elle pensait, mais à quelque chose qui lui donnait un air surpris et amusé… quelque chose de drôle que l’oncle lui avait confié et qu’un instant elle a regardé… c’est de cette façon qu’avec son insouciance, son inconscience de toujours, ne songeant pas à ce que tu en ferais, elle t’a laissée le prendre et l’emporter avec toi : « Véra est bête. »  
    —  Et pendant les premiers temps je l’ai gardé, ça en valait la peine, je n’avais jamais rien vu de semblable. Une grande personne affublée d’un bonnet d’âne invisible… Il est clair que mon père ne le sait pas, ni Véra elle-même, ni qui que ce soit d’autre, sauf moi et l’oncle qui vient parfois comme si de rien n’était les voir, elle et papa, et n’en laisse absolument rien paraître.
    « Véra est bête »… c’est quelque chose qui doit manquer

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