Enfance
seconde ?…
— Sur le chemin du retour, j’ai sorti de mon cartable l’ignominieuse copie, je l’ai piétinée, je l’ai déchirée, et j’ai jeté ses morceaux dans le bassin de la place Médicis.
Tous les enfants autour de moi disent « maman », Lili sait le dire aussi maintenant, Véra en parlant de moi dit toujours ma fille… et les gens s’étonnent parfois… Vous avez déjà une fille de cet âge ? et il est vrai qu’elle n’a que quinze ans de plus que moi… Et puis, malgré son air si jeune, cela me gêne de l’appeler Véra, comme fait mon père, comme si j’étais une grande personne, je lui propose donc un jour… je ne me souviens pas du tout comment… de lui dire maman. Elle me répond « Très bien, mais il faut que tu en demandes la permission à ta mère »…
Je me souviens par contre très bien de ce repas, entre mon père et Véra, de mes larmes qui tombent dans mon potage et de ce silence autour de moi…, mon père ne pose pas une question, il doit savoir… dès qu’il est rentré, Véra a dû le mettre au courant, elle a dû lui dire : « Boretzkaia… je sais que c’est ainsi, du nom de famille de Kolia, qu’ils appellent entre eux ma mère… Boretzkaia a répondu… elle ne veut pas… »
J’essaie de retenir mes larmes, elles coulent de plus en plus fort, je les essuie avec mon mouchoir, je me mouche… mon père a son air agacé, fâché, ses paupières plissées… il me tapote brièvement l’épaule… « Ne t’en fais pas… ce mot qu’il employait toujours quand il me voyait dans tous mes états… Ne t’en fais pas, ça n’en vaut pas la peine, je t’assure. » Mais il ne sait pas ce qu’il y avait dans cette lettre… le chagrin, l’indignation de maman… Il faut manquer de cœur, être insensible, ingrat, oublier les liens les plus sacrés, ce qu’on doit avoir de plus cher au monde, sa mère, un nom qu’aucune autre femme ne peut porter, pas questionne dire même… c’était l’alternative que je lui avais proposée… « maman-Véra ». Ce nom, maman, ne peut s’accoler à aucun autre. Je n’avais sur terre qu’une seule mère… et elle n’était pas encore morte…
Mes larmes, celles d’autrefois, taries depuis près de deux ans… mais comme à cet âge-là les années étaient longues… ces larmes reviennent plus âcres encore, plus rongeantes.
Dans les grandes feuilles de papier bleu qui servent à recouvrir mes cahiers et mes livres, je découpe des petits carrés que je plie et replie comme on me l’a appris pour en faire des cocottes en papier. Sur la tête de chacune j’inscris d’un côté le nom et de l’autre le prénom d’une élève de ma classe : trente en tout et je suis l’une d’entre elles. Je les dispose sur ma table, côte à côte, en plusieurs rangs et moi, leur maîtresse… pas la vraie qui nous enseigne cette année… une maîtresse que j’invente… je m’installe sur ma chaise en face d’elles.
Ainsi je peux apprendre sans souffrance, et même en m’amusant les leçons les plus assommantes. J’ai devant moi mon livre d’histoire ou de géographie et je pose à mes élèves et à moi-même des questions… aux cancres, quand je ne connais pas encore bien la leçon… ils bafouillent, disent toutes sortes de choses stupides et drôles que j’invente en les imitant… j’aime beaucoup imiter les gens et souvent mes imitations font rire…
Enrobé de cette façon, de facéties, de pitreries, de tordantes inepties, parvient à s’introduire en moi et à y demeurer ce qui à l’état nu serait repoussé… traités de paix, noms des batailles, des villes, des départements, des pays, leur superficie, le nombre de leurs habitants, leurs produits… je saupoudre tout cela avec ce qui est à mon goût… du genre… « Dis-moi, oui, toi, Madeleine Tamboitte… mais ne prends pas, je t’en prie, cet air ahuri… Qui a gagné la bataille de Poitiers ? Qui ? Ne lui soufflez pas… je tapote impatiemment ma table avec mon crayon… Qui, as-tu dit ? Charles et Marcel… Bravo ! Non, ne riez pas. C’est Charles Martel, ignorante… Charles Martel. Et toi, Suzanne Morin, dis-moi, qui a-t-il repoussé ? Quoi ! les Allemands ! Mais qu’est-ce que tu racontes, mais tu as de la bouillie dans la tête… les Allemands, c’est ceux qui nous ont pris… dis-le, Germaine Pelletier… et elle répond de sa voix de crécelle… l’Alsace-Lorraine, en 1870… Trrès
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