Essais sceptiques
est possible d’avoir des opinions qui sont objectivement raisonnables.
D’autres auteurs érudits qui défendent des conceptions irrationnelles, comme les philosophes pragmatistes, ne sont pas réfutés si facilement. Ils affirment qu’il n’existe pas une réalité objective à laquelle notre opinion doit être conforme si elle veut être vraie. Pour eux, les opinions ne sont que des armes dans la lutte pour l’existence, et celles qui aident un homme à survivre doivent être appelées « vraies ». Cette doctrine régnait au Japon au VI e siècle avant Jésus-Christ, au moment où le Bouddhisme atteignit ce pays pour la première fois. Le gouvernement qui hésitait de reconnaître la vérité de la nouvelle religion donna l’ordre à un des courtisans de s’y convertir à titre expérimental ; s’il allait réussir plus que d’autres, la religion devait être adoptée par tout le pays. C’est cette méthode (en y apportant les modifications nécessaires pour répondre aux exigences de la vie moderne) que les pragmatistes préconisent pour résoudre toutes les disputes religieuses ; et pourtant je n’ai encore jamais entendu parler d’une conversion au judaïsme, bien que cette religion semble conduire plus rapidement que d’autres à la prospérité.
Malgré sa définition de la « vérité », le pragmatiste a pourtant dans la vie quotidienne un tout autre critère pour des questions moins subtiles qui naissent dans l’existence pratique. Un pragmatiste, membre du jury dans un procès pour assassinat pèsera les témoignages tout comme les autres jurés tandis qu’en adoptant le critère qu’il professe d’admettre, il devrait plutôt se demander quel homme parmi la population il serait le plus profitable de faire pendre. Cet homme serait, par définition, coupable de l’assassinat, puisque la croyance en sa culpabilité serait plus utile, donc plus « vraie » que la croyance en la culpabilité de n’importe quel autre homme. J’ai bien peur qu’un tel pragmatisme ne soit vraiment pratiqué ; j’ai entendu parler de « mises en scène » en Amérique et en Russie qui lui ressemblent. Mais dans ces cas, on fait tous les efforts pour dissimuler la vérité, et s’ils ne réussissent pas, cela provoque un scandale. Cet effort de dissimulation montre que même des policiers croient à la vérité objective dans le cas d’une instruction judiciaire. La science recherche justement cette espèce de vérité objective. C’est aussi ce genre de vérité que recherche la religion tant que les hommes croient la trouver. Ce n’est que lorsque les hommes renoncent à l’espoir de prouver que la religion est vraie dans le sens direct de ce mot, qu’ils se mettent au travail pour prouver qu’elle est « vraie » dans quelque sens nouvellement forgé. On peut admettre tranquillement que l’irrationalisme, c’est-à-dire le refus de croire au fait objectif vient presque toujours du désir d’affirmer une chose qui ne permet aucune preuve, ou de nier un fait pour lequel il y a de très bonnes preuves. Mais la croyance dans le fait objectif subsiste toujours lorsqu’il s’agit de questions pratiques particulières, comme d’investir de l’argent ou d’embaucher un domestique. Et si le fait peut être la pierre de touche de la vérité de nos croyances dans certains cas, il devrait l’être dans tous les cas, et nous devrions être des agnostiques dans tous les cas où il ne peut pas l’être.
Ces dernières réflexions sont, bien entendu, très inadéquates. La question de l’objectivité du fait réel a été rendue difficile par les susceptibilités des philosophes ; j’ai essayé, dans un autre ouvrage, de les réfuter d’une manière plus détaillée. Tout ce que je veux affirmer en ce moment, c’est qu’il y a des faits ; que certains faits peuvent être connus ; qu’en ce qui concerne certains autres on peut arriver à établir un certain degré de probabilité par rapport à des faits qui peuvent être connus. D’ailleurs, nos croyances sont souvent contraires aux faits ; même quand certains d’entre eux nous induisent à en admettre d’autres comme probables, il est possible que ces mêmes faits aient dû nous induire à les considérer comme improbables. La partie théorique de l’attitude rationnelle consistera donc à baser nos croyances en des réalités sur des faits établis plutôt que sur des désirs, des préjugés ou des traditions.
Selon
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