Essais sceptiques
jours, cette pratique est presque éteinte.
Non seulement il est important de bien prononcer, mais il est aussi désirable esthétiquement d’avoir un vocabulaire étendu. Ceux qui ne savent que mille cinq cents mots seront incapables de s’exprimer avec précision ou beauté, sauf s’il s’agit de sujets très communs ou par une chance très rare. Environ la moitié de la population américaine d’aujourd’hui dépense autant de temps pour son éducation que Shakespeare, mais son vocabulaire est à peine le dixième de celui de Shakespeare. Pourtant le sien devait être intelligible pour un citoyen moyen de son époque, puisqu’il l’a employé dans des pièces qui devaient avoir un succès commercial. Nos contemporains croient qu’un homme maîtrise suffisamment sa langue s’il peut se faire comprendre ; nos aïeux pensaient qu’il devait être capable de donner du plaisir esthétique par son langage parlé et écrit.
Que doit conclure une personne, qui, comme l’auteur de ces lignes, accepte la part scientifique du behaviourisme, pour des buts pratiques, tout en rejetant ses prétendues conséquences éthiques et esthétiques ? J’ai la plus grande admiration pour le D r Watson et je considère ses livres comme excessivement importants. J’estime qu’à notre époque la physique est la plus importante des recherches théoriques et que l’industrialisme est le phénomène sociologique le plus essentiel. Néanmoins, je ne peux cesser d’admirer la science « inutile » et l’art qui n’a d’autre but que de donner de la joie. Ce problème n’est pas logique ; car, nous l’avons vu, le behaviourisme, s’il est vrai, ne peut pas avoir d’influence sur les valeurs, sauf d’une manière auxiliaire : lorsqu’il aide à choisir le meilleur moyen d’atteindre un but donné. C’est un problème politique, dans le sens large de ce mot ; étant donné que le gros de l’humanité ne peut éviter des erreurs, vaut-il mieux qu’elle tire des conclusions fausses des prémisses vraies, ou des conclusions vraies des prémisses fausses ? Une question de cette sorte est insoluble. La seule conclusion qui semble s’imposer est que les hommes et les femmes moyens devraient apprendre la logique, afin de savoir se retenir de tirer des conclusions qui
semblent
seulement découler des prémisses données. Quand on dit, par exemple, que les Français sont logiques, on entend par là qu’en acceptant une prémisse, ils acceptent en même temps tout ce qu’une personne complètement dépourvue de finesse logique supposerait faussement découler de cette prémisse. C’est une qualité très mauvaise ; les nations parlant anglais la possédaient jusqu’ici moins que les autres. Mais il existe des signes qui nous font penser que si elles doivent continuer à jouir de cette supériorité, elles auront besoin de plus de philosophie et de logique qu’elles n’en avaient dans le passé. Autrefois, la logique fut l’art de tirer des conséquences ; de nos jours, elle est devenue l’art de s’abstenir de les tirer, puisque nous savons maintenant que les conclusions que nous sommes enclins à tirer ne sont presque jamais justes. J’en déduis donc qu’on devrait enseigner la logique dans le but d’apprendre aux gens à ne pas tirer de conclusions. Car, s’ils se mettent à raisonner, ils feront presque certainement des erreurs.
VIII
IDÉALS DU BONHEUR EN ORIENT ET EN OCCIDENT
TOUT LE le monde connaît la Machine du Temps de Wells, qui a permis à son possesseur de voyager dans le temps en avant et en arrière, et de voir de ses propres yeux comment était le passé et comment sera l’avenir. Mais on ne se rend pas toujours compte qu’on peut jouir de bien des avantages de la machine de Wells, en voyageant autour du monde contemporain. Un Européen qui va à New York et à Chicago voit l’avenir, l’avenir probable de l’Europe si elle arrive à échapper au désastre économique. D’autre part, quand il va en Asie, il voit le passé. On m’a dit qu’aux Indes il peut voir le Moyen Âge ; en Chine, il peut voir le XVIII e siècle. Si George Washington devait revenir sur cette terre, le pays qu’il créa l’étonnerait infiniment. Il se sentirait un peu plus familier en Angleterre, encore plus en France ; mais il ne se sentirait réellement chez lui qu’une fois arrivé en Chine. Là, pour la première fois, ce fantôme errant trouverait des hommes qui croient encore « à la
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