Essais sceptiques
dépense la plus grande partie de ses revenus pour payer des guerres passées et futures, c’est le reste seulement qui va à des choses utiles. Dans la plupart des pays du continent, la proportion est encore pire. Nous avons un système de police d’une efficacité sans exemple, qui sert en partie à découvrir et à prévenir des crimes et en partie à mettre en prison quiconque a de nouvelles idées constructives dans la politique. En Chine, jusqu’à une époque toute récente, on n’avait aucune de ces choses. L’industrie était trop inefficace pour produire des automobiles ou des bombes ; l’État trop inefficace pour éduquer ses propres citoyens ou faire tuer ceux des autres pays ; la police trop insuffisante pour attraper les bandits ou les Bolchéviks. Le résultat c’est qu’il y avait, en Chine, de la liberté pour tous en comparaison avec les pays de race blanche, et un degré d’extension du bonheur qui était étonnant, si l’on tient compte de la pauvreté de tous, sauf d’une petite minorité.
Si nous comparons la conception du monde d’un Chinois et d’un Occidental moyen, nous sommes frappés par deux différences : tout d’abord, les Chinois n’admirent l’activité que si elle sert un but utile ; puis, pour eux, la morale ne consiste pas à refréner nos impulsions propres et à intervenir dans celles des autres. Nous avons déjà examiné la première de ces différences, mais l’autre est peut-être également importante. Le professeur Giles, l’éminent savant chinois, soutient, à la fin de ses conférences faites à Gifford, sur le
Confucianisme et ses rivaux
que la doctrine du péché originel fut le principal obstacle au succès des missions chrétiennes en Chine. La doctrine traditionnelle du christianisme orthodoxe, encore prêchée en Chine par la plupart des missionnaires chrétiens en Extrême-Orient, enseigne que nous sommes tous nés corrompus, si corrompus que nous méritons tous un châtiment éternel. Les Chinois n’auraient peut-être aucune difficulté à accepter cette doctrine si elle ne s’appliquait qu’aux Blancs, mais quand on leur apprend que leurs propres parents et grands-parents se consument dans le feu de l’enfer, ils s’indignent. Confucius enseignait que les hommes naissaient bons et qu’ils ne se corrompent que par la force du mauvais exemple ou des mœurs dégénérées. Cette différence de l’orthodoxie traditionnelle de l’Occident a une influence profonde sur la conception du monde des Chinois.
Chez nous, on considère comme des étoiles morales des hommes qui se privent eux-mêmes des plaisirs ordinaires et qui les compensent en empêchant les plaisirs des autres. Dans notre conception de la vertu il entre un élément tatillon : à moins qu’un homme ne devienne une plaie pour un grand nombre d’autres hommes, nous ne pouvons pas penser qu’il est un homme exceptionnellement bon. Cette attitude vient de notre notion du péché. Elle ne conduit pas seulement à la diminution de la liberté, mais aussi à l’hypocrisie, puisque le niveau moral conventionnel est trop difficile pour être réalisé dans la vie par la majorité des hommes. Ce n’est pas le cas en Chine. Les préceptes de la moralité sont plutôt positifs que négatifs. On exige d’un homme qu’il soit respectueux envers ses parents, aimable avec ses enfants, généreux pour ses parents pauvres, et poli envers tout le monde. Ce ne sont pas des devoirs très difficiles, mais la plupart des hommes les accomplissent réellement, et le résultat est peut-être meilleur que chez nous, où les devoirs sont d’un niveau plus élevé, mais où la plupart des hommes sont impuissants à les accomplir.
Un autre effet dû à l’absence de l’idée du péché est que les hommes sont plus enclins à soumettre leurs différends à la raison et aux arguments qu’en Occident. Chez nous, les divergences d’opinion deviennent vite des questions de principe ; chaque parti pense que l’autre est moralement mauvais, et que céder signifierait partager sa culpabilité. Cela rend nos discussions amères et pratiquement nous rend très prompts à en appeler à la force. En Chine, bien qu’il y ait eu des militaires prêts à en appeler à la force, personne ne les a pris au sérieux, même pas leurs soldats. Ils ont livré des batailles où on n’a presque pas versé de sang, et ils ont fait beaucoup moins de mal que nous aurions pu l’imaginer d’après nos conflits
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