Essais sceptiques
du dernier siècle aient été plus heureux qu’ils n’auraient été si Bentham n’avait jamais existé. Sa philosophie était si légère qu’il aurait considéré notre affirmation comme une apologie de son activité. Nous, dans notre siècle plus éclairé, nous pouvons voir qu’une telle opinion est absurde ; mais elle peut nous encourager à réviser les raisons qu’on nous donne de rejeter un utilitarisme rampant comme celui de Bentham.
II
Nous savons tous ce que nous entendons par un homme « de bien ». L’homme « de bien » idéal ne boit pas, ne fume pas, évite le langage grossier, parle en présence des hommes exactement de la même manière qu’il parlerait en présence des femmes, va à l’église régulièrement et a sur tous sujets des idées « comme il faut ». Il a une saine horreur du mal-agir, des mauvaises actions et il se rend compte que le châtiment du péché est notre douloureux devoir. Il a une horreur encore plus grande du mal-penser et il estime que le rôle des autorités est de préserver les jeunes gens contre ceux qui mettent en question la sagesse des idées généralement acceptées par les citoyens prospères d’âge moyen. À part les devoirs de sa profession qu’il accomplit avec assiduité, il dépense beaucoup de temps pour de bonnes actions : tantôt, il encourage le patriotisme et l’instruction militaire ; tantôt, il favorise les habitudes laborieuses, la sobriété et la vertu des salariés et de leurs enfants en insistant pour que des fautes à cet égard soient punies ; tantôt il administre une université et empêche que par un respect malavisé pour la science on nomme un professeur aux idées subversives. Au-dessus de tout, bien entendu, sa « morale » dans le sens étroit de ce mot, doit être irréprochable.
On peut se demander si un homme de « bien » défini ainsi, fait, en moyenne, plus de bien qu’un homme « vicieux ». J’entends par un homme « vicieux » le contraire de ce que je viens de décrire. Un homme « vicieux » est quelqu’un dont on sait qu’il fume et boit de temps en temps, et même qu’il dit un mot un peu fort quand on lui marche sur le pied. Sa conversation n’est pas toujours de nature à pouvoir être imprimée, et parfois il passe un beau dimanche en plein air, au lieu d’aller à l’église. Certaines de ses idées sont subversives ; par exemple, il peut penser que si l’on veut la paix on doit préparer la paix et non la guerre. Son attitude envers les mauvaises actions est scientifique, la même qu’il aurait envers son automobile si elle fonctionnait mal ; il estime que des sermons et la prison ne peuvent pas plus corriger un vice que réparer un pneu crevé. Il est encore plus perverti pour ce qui est du mal-penser. Il soutient que ce qu’on appelle « mal-penser » c’est simplement penser ; et que ce qu’on appelle « bien-penser », c’est répéter des mots comme un perroquet ; cela lui donne de la sympathie pour toutes sortes d’hommes bizarres indésirables. Son activité en dehors de ses heures de travail peut consister uniquement à jouir de la vie, ou, ce qui est encore pire, à semer le mécontentement contre des maux évitables, mais qui ne gênent pas les hommes au pouvoir. Et il est même possible qu’en ce qui concerne la « morale » il ne cache pas ses défauts aussi soigneusement que le ferait un homme vraiment vertueux ; il se justifie par cette affirmation perverse qu’il vaut mieux être honnête que prétendre donner un bon exemple. Un homme qui a un ou plusieurs de ces défauts, sera considéré comme vicieux par le respectable citoyen moyen et on lui interdira d’occuper un poste qui confère une autorité, comme par exemple celui du juge, du magistrat ou du maître d’école. De tels postes sont accessibles seulement aux hommes de « bien ».
Tout cet état de choses est plus ou moins moderne. Il exista en Angleterre durant le bref règne des Puritains à l’époque de Cromwell et ils le transplantèrent en Amérique. Il ne réapparut pas fortement en Angleterre jusqu’après la Révolution française, quand on considéra qu’il était un bon moyen de lutter contre les Jacobins (c’est-à-dire ceux que nous devrions maintenant appeler les Bolchéviks). La vie de Wordsworth peut servir d’illustration à ce changement. Dans sa jeunesse, il sympathisa avec la Révolution française, écrivit de bons poèmes et eut une fille naturelle.
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