Et Dieu donnera la victoire
demanda à rencontrer le dauphin avant le départ : Gilles le lui déconseilla, disant qu’il était fort remonté contre elle. Il est vrai qu’elle avait pris des initiatives susceptibles de le déconsidérer : elle avait écrit aux habitants de Tournai pour qu’ils envoient une délégation aux cérémonies du sacre. Elle avait adressé la même invitation à Philippe le Bon, lequel s’était bien gardé de répondre. Gilles estimait qu’elle avait agi à la légère et que le dauphin en prendrait sûrement ombrage.
– De n’importe lequel de ses proches, dit-il, Charles n’aurait toléré une telle audace. Il ne veut rien tenter contre vous, car votre présence est indispensable pour cette campagne, mais il vous garde une grosse rancune. Quelle idée aussi de vouloir vous attribuer tous les mérites et faire passer le dauphin pour un subalterne ?
Consciente d’être prise en faute, Jeanne baissa la tête et rongea son frein. Elle avait pris ces initiatives au retour de Patay, alors qu’Orléans la portait au pinacle et attendait vainement le dauphin.
– Je souhaite de tout coeur, ajouta Gilles, que cette campagne réussisse. Sinon vous serez perdue dans l’esprit du dauphin et je ne pourrai rien pour vous sauver.
– Nous réussirons, dit Jeanne. Nous allons besogner et Dieu besognera avec nous. L’a-t-on vu perdre une bataille ?
Jeanne s’éveilla dans le branle-bas du camp et l’odeur des soupes chaudes. Une vache s’était aventurée jusqu’aux abords de sa tente ; elle entendait son souffle rauque et le bruit de ses mâchoires tondant l’herbe. De l’anse cachée où elle fit sa toilette, elle vit passer barques et chalands qui, remontant le fleuve depuis Orléans, apportaient à l’armée les derniers chargements de vivres.
– Notre avant-garde, dit Gilles, a été confiée au vieux maréchal de Boussac. Il m’aura à côté de lui. Nous pousserons jusqu’à Montargis et Sens pour nous assurer que la région est calme. Vous suivrez avec le gros de l’armée.
– Richemont sera-t-il des nôtres ?
– Opposition formelle du dauphin. Arthur a reçu l’ordre de se retirer dans ses terres de Parthenay. La Trémoille est sûrement pour quelque chose dans cette décision...
L’avant-garde passa sous les murs de Montargis, qui était aux Anglais, puis devant Sens, où le régent entretenait une solide garnison. La prudence exigeait que l’on s’écartât sans rien entreprendre, et d’attendre l’armée.
Elle arriva, grossie d’une quantité de volontaires venus des quatre coins du pays, attirés par la renommée de la Pucelle et par l’idée de tirer parti de cette équipée. Paysans sans terre, cadets de familles nobles sans fortune, fils de bourgeois ruinés, ribauds et coupe-jarrets attendaient leur affectation et leur équipement. Des garces de toutes origines avaient suivi le train ; on les avait parquées dans un rond de chariots aux abords du camp principal.
L’armée s’était ébranlée le 29 juin ; le 1 er juillet, elle se trouvait en vue d’Auxerre.
Cette ville, Jeanne la connaissait pour s’y être arrêtée durant quelques heures sur la route qui, seize mois auparavant, l’avait menée de Vaucouleurs à Chinon où l’attendait le gentil dauphin. Elle était parvenue à franchir les postes de garde et à pénétrer dans la cathédrale. C’était un triste jour de la mi-février ; la ville était noire de pluie. Par ce beau matin de juin, elle resplendissait comme sous le pinceau d’un enlumineur.
Au cours des préparatifs de cette campagne, le dauphin n’avait pas manifesté à la Pucelle son intention de la rencontrer. Elle avait confié ses alarmes à d’Alençon, qui lui avait répondu :
– Il te tient rigueur des lettres que tu as envoyées à tort et à travers et redoute que l’on ne t’attribue la réussite de cette expédition. Il faut lui laisser l’initiative des opérations, d’autant qu’il semble décidé à agir. Jeanne, le moment est venu de maîtriser ton zèle.
Charles avait dans Auxerre quelques-uns de ces espions qu’on appelle des intelligences . Un jeune bourgeois prébendé par ses soins quitta la ville avant la fermeture des portes et lui présenta son rapport. La ville, ne sachant à quel saint – ou à quel démon – se vouer, vivait des heures d’angoisse. Le bailli et le commandant de la garnison tenaient pour Bedford ; Jean de Corbie, seigneur-évêque, restait fidèle au dauphin contre un clergé
Weitere Kostenlose Bücher