Eugénie et l'enfant retrouvé
murmurer. Le garçon continua, un peu à regret :
— Le chef de service avait raison... Cet homme n’avait aucun motif de faire un enfant à une autre femme. En s’adressant à Fulgence, il servait d’intermédiaire à une autre personne.
Jacques paya les places, puis il guida sa compagne vers la grande salle au décor chargé de moulures et de dorures.
En pleine clarté, ce cadre perdait beaucoup de sa majesté.
Il fallait la pénombre pour lui restaurer sa grandeur. Quand ils prirent leur siège, la jeune femme lui souffla à l’oreille:
— Tu te fais du mal avec toute cette histoire.
— Je veux savoir.
La proximité des autres spectateurs et, surtout, le début de la projection les réduisirent au silence. Pendant quatre-vingt-dix minutes, Douglas Fairbanks sauta d’un bout à l’autre de l’écran armé d’une épée. Jacques arriva difficilement à se concentrer sur l’action, pourtant assez facile à suivre, tant sa propre histoire l’obsédait. Elle lui semblait avoir été scénarisée à Hollywood. Un membre de l’une des grandes familles de Québec avait payé les Létourneau afin de prendre soin de lui. Quelqu’un dont la réputation et la position sociale auraient été menacées par un scandale.
Même la présence de Germaine, dont il sentait la douce chaleur contre son bras, n’arrivait pas tout à fait à le ramener au présent. Quand les mots The End apparurent sur l’écran argenté, le garçon n’aurait pas pu raconter le contenu du film.
— Quel comédien extraordinaire, commenta sa compagne. Et toutes ces prouesses qu’il accomplit ! Il aurait pu aller aux Jeux olympiques, l’été dernier.
Il ne voulut pas la décevoir en lui parlant de trucages et de cascadeurs. Dans cette représentation, les fantasmes des spectatrices étaient mieux servis que ceux de leurs compagnons.
— Mais il est tout de même moins beau que toi, murmura-t-elle.
— C’est une idée, dit-il un peu moqueur, si je ne peux pas me payer des études de droit, je pourrais faire des films.
— Oh ! Tu pourrais, j’en suis certaine.
Pareil enthousiasme valut à la jeune femme une pression sur sa taille. Ils sortirent du cinéma pour se retrouver rue Saint-Joseph. Le soleil avait fini par chasser les nuages, mais le temps demeurait frais.
— Nous pourrions marcher un peu dans le parc, avant de rentrer, suggéra Jacques.
— Si tu veux.
Leurs ressources limitées ne leur permettaient pas de s’asseoir dans un café pour s’offrir une boisson chaude. Il ne leur restait que les lieux publics, à moins d’aller dans la demeure de l’un ou de l’autre. En arriver là donnerait à leur relation une dimension officielle; le jeune homme ne le désirait pas.
Pendue à son bras, Germaine se laissa conduire au parc Victoria. Cette fois, ce fut elle qui le relança sur le mystère de ses origines :
— Tu ne crois donc plus que Thomas Picard soit ton père?
— Je suis sans doute naïf, mais il me semble qu’avec une épouse comme la sienne, un homme n’a aucune raison de chercher les aventures.
Elle se demanda si elle-même figurait parmi la courte liste de ces femmes à l’abri des tromperies. Quelque chose lui disait que cela ne devait pas être le cas.
Le couple se promena dans le parc à peu près désert.
Sauf quelques solitaires désireux de faire passer leur repas avec une longue marche, personne ne parcourait les allées.
Un vent d’ouest assez frais poussait les feuilles dans un curieux ballet. Au détour du chemin, sa compagne prit l’initiative de continuer tout droit sur l’herbe mouillée, jusqu’à un bosquet de conifères.
Du rapprochement tenté par Jacques l’été précédent, elle retenait son désir, son empressement à le satisfaire, et sa propension à disparaître de sa vie si elle se dérobait. Il lui arrivait donc de prendre l’initiative de ces conciliabules.
Sous le couvert des sapins, elle lui abandonna sa bouche, acceptant les mains envahissantes sur sa poitrine. Par-dessus le manteau épais, le péché lui paraissait moins grave, mais ses protestations montèrent dès que les doigts masculins s’attaquèrent aux boutons.
Chapitre 20
Pendant tout le mois de novembre, Eugénie fut trop faible pour se rendre au couvent des sœurs de Jésus-Marie ; en décembre, le froid l’en découragea. Aussi, lors de son retour à la maison pour le congé de Noël, Béatrice n’avait pas vu sa mère depuis octobre.
En mettant les pieds dans la maison, le
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