Eugénie et l'enfant retrouvé
samedi matin, après avoir laissé son manteau et ses bottes dans l’entrée, elle marcha jusqu’à la porte du salon et, depuis l’embrasure, murmura :
— Je suis heureuse de te voir en bonne santé, maman.
La femme se tenait dans un grand fauteuil, un livre sur les genoux, l’index glissé entre les pages pour ne pas perdre le fil de sa lecture.
— Merci, ma grande. Tu viens me faire la bise ?
Elle se leva à demi pour poser sa joue sur celle de l’enfant, puis reprit sa place.
— Tu veux t’asseoir un moment avec moi ?
Docile, elle occupa le fauteuil voisin.
— Je ne suis pas tout à fait en bonne santé, je me sens encore un peu fatiguée, précisa-t-elle. Mais tout de même, cela va mieux que l’été dernier.
La fillette hocha la tête gravement, imaginant des milliers de petits êtres invisibles en train de faire leur travail de sape dans le ventre maternel.
— Tu comprends, poursuivit la femme, cette masse...
Le médecin a enlevé un grand morceau. Le corps doit prendre du temps avant de se remettre tout à fait.
Ces mots devaient rassurer la jeune fille, chasser de sa tête l’idée du cancer. De nouveau, Béatrice donna son assentiment d’un mouvement de la tête, bien que sceptique.
— Tu as apprécié ces quelques mois au pensionnat ?
— ... Oui, beaucoup. Les religieuses dispensent une très bonne éducation.
L’argument emprunté au discours des adultes tenait à sa frayeur de voir sa mère vouloir l’en retirer. L’enfant tourna la tête vers la porte du salon, comme pour appeler son père à l’aide. Lui ne la priverait pas de ce refuge à la routine si rassurante.
— Il y a plusieurs années, se souvint la femme, moi aussi je rêvais d’aller au couvent... pour la même raison que toi.
Eugénie préféra ne pas s’étendre sur ses motifs. Sa mère, Alice, lui avait planté l’idée dans la tête. En la reprenant à son compte un peu plus tard, elle cherchait à fuir la présence de sa belle-mère. À ce compte, elle disait vrai : pour elle comme pour Béatrice, cela représentait une occasion de fuir une personne honnie.
— Alors, profite bien de ton séjour là-bas. Je te souhaite de développer des amitiés qui dureront toute la vie.
La fillette fit encore un signe affirmatif. Les paroles, la voix douce, un peu voilée, la prenaient totalement au dépourvu.
— A ce sujet, ton projet pourra-t-il se réaliser ? Je veux dire le souper avec les parents de ton amie.
— ... Oui. Ils doivent venir à Québec pour des courses.
Ils ont voulu nous rencontrer.
Claire émaillait ses lettres à la maison d’allusions à sa voisine de dortoir, au point de donner envie aux Tétreault de ménager une rencontre avec ses parents.
— Tu sais, je ne crois pas me joindre à cette sortie. Cette année, plus que d’habitude, l’hiver me paraît menaçant. Je préfère me tenir près du radiateur.
Comme pour appuyer ses paroles, elle jeta un regard du côté de l’appareil de chauffage tout en replaçant son châle sur ses épaules. Béatrice était trop peu accoutumée aux mensonges adultes pour répondre « Comme c’est dommage ».
*****
À l’étage, les garçons avaient entendu leur sœur entrer dans la maison. Ils s’inquiétaient de ne pas la voir les rejoindre.
— Tu crois qu’elle est avec elle ? demanda Charles à son aîné.
—Je suppose. Une rencontre avec les domestiques durerait moins longtemps.
Le cadet s’alarma. Selon son expérience, ces conciliabules n’étaient pas agréables. Il sortit dans le couloir pour dire, penché au-dessus du puits de l’escalier:
— Béa, tu viens jouer avec nous ?
Dans le salon, la jeune fille tourna encore la tête vers la porte.
— Va les rejoindre, lui enjoignit Eugénie. Tu sais, ils se sont ennuyés de toi.
Elle regarda sa mère droit dans les yeux, se leva pour sortir d’un pas hésitant. Elle allait disparaître quand la femme dit encore :
— Béatrice...
La fillette pivota sur elle-même pour la regarder.
— Tu sais, tu m’as manqué à moi aussi.
Les joues écarlates, elle quitta la pièce.
*****
Pour la première fois depuis des années, Eugénie insista pour ériger un sapin de Noël. Dans le passé, à l’époque où les enfants étaient attachés à cet usage, elle pestait suffisamment contre l’initiative, avant d’y consentir finalement, que leur plaisir se trouvait gâché tout à fait.
L’arbre se dressait dans le salon, près de la fenêtre, les branches alourdies
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