Eugénie et l'enfant retrouvé

mauvais garçon » se répandait, cela nuirait assurément à son beau-père, et même à Mathieu. On les soupçonnerait tous les deux de liens avec les milieux criminels. Le premier ministre Taschereau chasserait le député du cabinet, le second aurait du mal à convaincre ses employeurs de lui donner un jour le statut d’associé.
    — Tout à l’heure, le souper aura lieu dans ta belle-famille, si j’ai bien compris, remarqua Louis.
    — Chez la fille aînée du second mari de ma mère, expliqua-t-elle.
    — Donc chez ta belle-famille.
    — Tu as raison, même si je ne les considère pas vraiment de cette façon... Et toi, que feras-tu ce soir?
    Evidemment, elle ne pouvait ni l’inviter dans ses rencontres familiales, ni le présenter à ses amis. Seule Elise, de façon tout à fait fortuite, connaissait sa présence dans sa vie.
    Cette situation aussi lui pesait. Tous les deux célibataires, ils se comportaient comme un couple adultère, cherchant toujours à se dissimuler au regard des autres.
    — Je souperai en tête-à-tête avec ma vieille mère...

    Lui non plus ne l’invitait pas chez les siens. Un peu avant Noël, il lui avait confié être, de loin, « le plus présentable du lot». Elle avait pressenti chez lui un sentiment de honte au sujet de ses proches.
    Pendant un moment, ils cherchèrent un sujet plus léger.
    Aussi, Thalie le ramena vers l’objet habituel de ses préoccupations :
    — Tu as certainement des projets d’avenir... Je veux dire: tu ne peux pas faire «ça» toute ta vie.
    — Même si je le voulais, les Américains finiront bien par retrouver leur bon sens. Les discussions sont vives là-bas sur le sujet de la prohibition. La situation ne durera pas encore très longtemps. En attendant, je profite de l’occasion pour économiser. Quand cela s’arrêtera, je mettrai sur pied une affaire légitime.
    — Tu arrives vraiment à mettre de l’argent de côté ?
    Son compagnon lui jeta un regard narquois. Cette petite bourgeoise férue d’idées féministes demeurait au fond bien attachée à ses valeurs conservatrices. Pour elle, un homme travaillait avec application, amassait un petit pécule pour instruire ses enfants, assurer ses vieux jours et ceux de sa compagne. Exactement comme Alfred Picard avait fait, des années plus tôt.
    — Tu sais, sauf quand j’emmène dîner une jolie fille au Château Frontenac pour l’impressionner, mon train de vie reste modeste. Mes épargnes s’avèrent bien plus grandes que les tiennes, si l’on excepte ton héritage.
    — Ce n’est pas bien difficile : sauf l’argent de papa et mes meubles, je ne possède rien.
    Son bel appartement, ses vêtements, tous les repas pris à la salle à manger de l’édifice ou dans les bons restaurants équivalaient à peu près à la somme qu’elle gagnait. En réalité, faire la leçon à son compagnon se révélait bien présomptueux.
    — Et que feras-tu, comme affaires ? demanda-t-elle encore.
    — Je ne connais qu’une chose: la livraison. Avec dix camions et autant de chauffeurs, je gagnerai bien ma vie...
    à des choses aussi périlleuses que livrer des matériaux de construction à des quincailliers.
    L’allusion à leur première rencontre tira un sourire à la jeune femme. Après quelques minutes d’échange sur les entreprises licites, l’homme remarqua:
    — J’aime bien lorgner tes seins à chacun de tes mouvements, mais nous risquons tous les deux d’être en retard à nos engagements respectifs.
    — ... Tu as raison. Je me dépêche.
    Sur ces mots, elle se leva et entreprit de débarrasser la table des assiettes. L’homme profita de sa proximité pour poser une main à l’arrière de son genou, remonter tout le long de la cuisse jusqu’à la fesse dans un mouvement caressant.
    Elle appuya sa hanche contre son épaule en disant :
    — Ne commence pas ce que ni toi ni moi n’avons le temps de terminer.
    — Si près de toi, je me sens des envies de me conduire en mauvais fils.
    De sa position assise, il posait sa tête juste à la hauteur de ses seins.
    — Mais je ne ferai pas cela à ma vieille mère, se reprit-il.
    Veux-tu que je te conduise dans Limoilou ?
    Comme elle ne répondait pas, il ajouta :
    — Ne crains rien, je te ferai descendre devant l’église Saint-Charles, à cent verges de ta réelle destination. Tu diras être venue en taxi.

    — Je te remercie, cela me fera plaisir d’être encore avec toi quelques instants. Le temps de remettre un peu d’ordre