Eugénie et l'enfant retrouvé

souffle :
    — Mais si tu veux maintenant m’offrir quelque chose de très simple, d’ici l’Epiphanie, ne quitte pas la maison pour une demi-journée complète, comme tu le fais si souvent.
    Profitons du fait que tous les enfants sont là pour... demeurer en famille.
    L’hésitation lui avait permis d’adoucir sa formulation.
    Elle s’apprêtait à dire plutôt « donner un moment l’illusion d’être en famille». L’homme resta un instant songeur, avant de répondre :
    — Je verrai si je peux annuler tous mes engagements.
    D’une certaine façon, Eugénie avait rompu une sorte de trêve établie depuis le début du mois de novembre : ne faire aucune allusion à leur étrange vie conjugale.
    — Maintenant, déclara Fernand en s’éloignant de son épouse, vous voudrez bien prendre un verre avec moi. Les enfants, vous trouverez du chocolat chaud à la cuisine.
    Comme d’habitude, Hortense et Gloria se sont aussi occupées de vous préparer de petites douceurs.
    Ils s’esquivèrent très vite, désireux d’échapper à la tension dans la pièce. L’homme demanda ensuite en se tournant vers la vieille dame :
    — Maman, tu prendras certainement de ce vieux porto que la Commission des liqueurs met si généreusement à notre disposition ?
    — Evidemment. Le gouvernement vend de l’alcool à présent. Si ton pauvre père voyait cela...
    — Il boirait son verre en critiquant les libéraux. Cela lui ferait deux plaisirs à la fois. Et toi, Eugénie, un verre de sherry?
    — Ne lésine pas sur la quantité. Tout de suite après, tu m’aideras à monter. Après cette très longue journée, je me sens fatiguée.
    Surtout, elle désirait cacher au plus vite sa morosité.

    *****
— C’est tout de même curieux. Quand tu es là, je me retrouve rarement avec des vêtements sur le dos.
    Thalie était encore en sous-vêtements, assise à la minuscule table dans la cuisine. Sa combinaison lui allait au milieu des cuisses.
    — Moi, je suis plus discipliné, rétorqua Louis. Je mets mes vêtements en sortant du lit. Je ne tiens pas à ce que la police me découvre en caleçon, si elle vient m’arrêter ici.
    Si les derniers mots s’accompagnaient d’un sourire et d’un gros clin d’œil, la jeune femme n’apprécia pas la pointe d’humour.

    — Ne dis pas des choses pareilles. Tu sais, cela me reste ensuite dans la tête pendant des jours et des jours.
    — Tu t’inquiètes pour moi ?
    Cette éventualité semblait le réjouir au plus haut point.
    — Evidemment, je m’inquiète. Je suis capable de lire les journaux américains, je sais ce qui se passe là-bas avec le commerce illicite d’alcool...
    — Je ne me livre pas à ce commerce, je me contente de faire la livraison de nos bons produits canadiens.
    Thalie secoua la tête, une trace d’impatience dans les yeux.
    — Cette agence de répression...
    — Le Bureau of Prohibition...
    Lui aussi lisait les mêmes journaux et, dans une certaine mesure, partageait ses inquiétudes.
    —- Oui, ils ont déjà intercepté des convois de livraison.
    Il y a eu des coups de feu tirés de part et d’autre.
    La jeune femme savait qu’une arme se trouvait dans la boîte à gants de la voiture stationnée juste en bas de son immeuble. Au volant de son camion, il devait toujours la porter sur lui.
    Le rappel de cette réalité les plongea tous les deux dans le silence. Puis, Thalie se sentit un peu coupable d’avoir amené le sujet dans la conversation. Un peu pour faire amende honorable, elle murmura :
    — À trois heures ce matin, j’ai été heureuse de te retrouver.
    — Je n’allais tout de même pas te laisser marcher en pleine nuit par un temps si froid. Ce serait risquer des engelures dans de si charmants endroits.
    En disant cela, il s’était penché pour mettre une main sur sa cuisse nue, sous la table. Elle apprécia la chaleur de la paume, s’approcha pour l’embrasser, trouva le goût de la confiture de fraises sur ses lèvres.
    — Tout de même, ton appel me vaudra toute une série de questions de la part de maman, tout à l’heure.
    L’homme avait téléphoné chez Marie un peu après deux heures du matin pour offrir à son amie de la conduire chez elle, au terme du réveillon.
    — Tu lui diras qu’un client voulait une consultation urgente. D’ailleurs, c’est vrai, tu n’avais pas examiné ma cicatrice depuis un long moment.
    De nouveau, la légèreté de Louis la troubla. Si jamais la rumeur de ses fréquentations avec un «