Eugénie et l'enfant retrouvé

rejoignirent les rues éclairées, elle se détendit un peu. Tout de même, quelque chose était changé.
    Il avait placé leur relation sur une base nouvelle, où son désir s’exprimait sans vergogne.
    Jusqu’à la maison de la 5e Rue, ils demeurèrent silencieux. Il lui tenait le bras légèrement, à la hauteur du coude.
    Elle aurait facilement pu se dégager et, elle en était certaine, il n’aurait rien tenté pour la retenir. Cette pensée l’effraya plus que tout.
    En arrivant devant l’immeuble où ses parents habitaient au premier étage, il se tourna vers elle pour dire :
    — Bonne fin de soirée, Germaine.
    Dans la lumière du réverbère, elle le trouva si beau, plus que toutes les vedettes de cinéma.
    — Bonsoir... murmura-t-elle.
    Sans rien ajouter, sans lui adresser un sourire, il tourna les talons. Quand elle s’engagea dans l’escalier, elle se retourna. Cette fois, l’homme ne s’arrêta pas pour lui adresser un dernier salut de la main.
    Mentalement, elle répétait déjà sa confession du prochain dimanche, juste avant la messe. Elle mourrait de honte quand il faudrait évoquer ce mauvais toucher.
    Devrait-elle dire comment la sensation dans son ventre l’avait troublée ?

    Surtout, Germaine se demandait si Jacques voudrait la revoir. Après tout, il avait raison, elle était jeune et sotte, pensait-elle.

    *****
Selon une habitude vieille de deux ans maintenant, Thalie s’arrêtait systématiquement chez son frère au lieu de rentrer directement à la maison en sortant du Jeffrey Haie. La régularité de sa présence amenait Flavie à la traiter comme une grande sœur, la timidité des années passées envolée.
    — Occupe-toi du petit pendant que je termine de préparer le souper, demanda-t-elle tout naturellement.
    De toute façon, la visiteuse tenait déjà l’enfant dans ses bras, serré contre sa poitrine. Le nez dans son cou, Alfred s’imprégnait du parfum et de la tiédeur de sa peau. Elle lui fît ensuite quitter cette position pour l’asseoir sur ses genoux et commencer une conversation :
    — Mon beau, si tu attendais un héritage de ta marraine Thalie, c’est trop tard. Demain, elle va mettre tous ses sous dans l’achat d’une radio grosse comme ça.
    Continuant à le tenir d’une main, elle décrivit un arc de cercle de l’autre, comme pour désigner un objet de la taille d’un camion. Mathieu leva la tête de son journal, convaincu d’être le véritable destinataire de ces confidences.
    — Tu vois, ta tante est une vieille fille maintenant, continua-telle.
    Au
    lieu
    d’avoir
    de
    jolis
    bébés
    comme
    toi, elle va écouter de la musique pendant toutes ses soirées.
    Elle entonna un air de Mozart tout en commençant à lui chatouiller le ventre du bout des doigts, provoquant un éclat de rire du bambin.
    — Tu sais, si tu étais toujours comme cela, murmura Mathieu, tu serais mariée dans un mois.
    Elle le regarda un moment, mais préféra répondre en s’adressant à l’enfant :
    — Tu y crois, toi, à la théorie de ton papa ? Tu penses que si je fais cela aux messieurs, je vais bien vite me trouver un mari ?
    Du bout de ses dix doigts, elle lui chatouilla les côtes au point de l’amener à se tordre sur ses genoux, riant à gorge déployée.
    — Moi, je pense que si je fais cela aux patients que je croise au cabinet, j’aurai peut-être un magnifique bébé en 1929, mais pas nécessairement un mari.
    Pour échapper aux doigts inquisiteurs de sa marraine, l’enfant se colla de nouveau contre elle, mais bien vite dégagea un espace suffisant pour lui permettre de recommencer.
    Elle n’hésita pas à lui rendre ce service en disant encore :
    — Imagine dans les journaux: une dame de la Haute-Ville ruinée par l’achat de sa grosse radio fait des chatouilles aux passants.
    Alfred se colla encore contre son corps pour arrêter les doigts fouineurs.
    — Ta tante fait semblant de ne pas comprendre, commença Mathieu
    en
    feignant
    lui
    aussi
    de
    s’adresser
    au
    bambin. Je ne parle pas des chatouilles, mais de son sourire.
    À la voir en ce moment, on jurerait que jamais elle ne se sent investie de la mission de convertir chacun à la cause de l’Alliance canadienne pour le vote des femmes.
    — Mais cette cause est excellente, déclara Thalie en se tournant vers son frère.
    — Tu vois, Alfie, dès qu’elle pense à des choses comme ça, son visage devient tout sévère. Même toi, tu ne la reconnais plus.
    Cela ne semblait pas vraiment