Eugénie et l'enfant retrouvé

jeune femme n’y échapperait pas. Son amie occupait maintenant la chaise des visiteurs, les deux coudes posés sur le bureau, ses deux poings fermés de part et d’autre de son visage.
    — C’est un mauvais garçon. Il livre de l’alcool de l’autre côté de la frontière.
    — Oh!
    Elise mit ses sourcils en accent circonflexe.
    — En même temps, tu l’as vu : élégant, poli, éloquent.
    Il n’a rien du voyou que l’on pourrait imaginer.
    — Il paraît que des ministres fédéraux s’enrichissent avec ce commerce.
    — Lui aussi utilise ces arguments pour se justifier.
    De savoir qu’elle partageait la vision du monde d’une canaille amusa la réceptionniste. Si sa mère apprenait cela, elle entamerait
    une
    neuvaine
    pour
    le
    repos
    île
    son
    âme.
    — Mais tu désires le revoir, au point d’accepter un rendez-vous pour demain, murmura-t-elle.
    — Il me plaît. C’est fou, n’est-ce pas? Moi, sage au point de devenir la fille la plus ennuyante de Québec, je me plais en compagnie d’un criminel.
    — Tu te places toujours au premier rang, même quand tu évoques l’ennui.
    La réflexion tira un sourire contraint à sa compagne. Elle n’arrivait pas à réprimer tout à fait le syndrome de la première de classe.
    — Où irez-vous ? demanda Elise après une pause.
    — Il souhaite aller au Théâtre Cartier. Tu connais certainement ce cinéma, dans la rue du même nom.
    — Je connais sa belle enseigne au néon. Dans un endroit public, tu pourras toujours hurler s’il veut te voler quelque chose.
    Thalie secoua la tête en grimaçant, en guise de réponse.
    Compte tenu de toutes ses hésitations, l’humour de son amie la heurtait un peu. L’autre décida de cesser ses taquineries.
    — Te sens-tu en sécurité en sa compagnie ? demanda-t-elle.
    — Oui. C’est étrange, n’est-ce pas ? Un bootlegger me paraît plus rassurant que les quelques avocats et médecins avec lesquels je suis sortie une fois ou deux au fil des ans.
    — Avec celui-là, tu ne te sens pas en compétition. Au niveau professionnel, je veux dire.
    Thalie resta songeuse un long moment, puis murmura :
    — Quelqu’un t’a déjà dit qu’intelligente à ce point, tu deviens un peu troublante ?

    — Estelle, à quelques reprises depuis l’adolescence.
    — Elle a bien raison. Alors, que me conseilles-tu, dans les circonstances ?
    Son amie se tut un instant. Le sujet méritait réflexion.
    — On ne parle pas de mariage, ici, précisa Elise. Car au pied de l’autel, le ministre Dubuc pourrait sourciller avec raison.
    — On parle d’un second rendez-vous en deux jours. Et j’attendais son appel en craignant qu’il ne vienne pas.
    — Je ne dirais pas ces paroles à ma fille. A mon amie, voilà mon conseil: sois prudente, et profites-en. Je suis bien placée pour savoir que les belles choses ne viennent pas toujours de l’endroit auquel on pensait. Bon maintenant, je vais aller manger, sinon le dîner de maman sera froid.
    Elle se leva, fit trois pas vers la porte avant de s’arrêter.
    En revenant vers elle, elle sortit un petit objet en métal de sa poche.
    — J’allais encore oublier de te remettre la clé.
    — Non, garde-la, et profites-en avec l’une de ces belles choses inattendues dans ta vie.
    Elise fit d’abord mine de ne pas comprendre, le morceau de laiton au bout des doigts.
    — Allons, ne joue pas à l’innocente avec moi. Vous faites quoi, maintenant? Vous allez à l’hôtel?
    — Fernand a loué un logement d’étudiant, une garçonnière en fait,
    pour
    l’été.
    Il
    doit
    la
    rendre
    la
    semaine
    prochaine.
    — Tu vois. Garde la clé. Tu connais mes horaires de travail mieux que moi. Le gardien de l’immeuble te connaît, je lui dirai que tu profites de mon absence pour travailler chez moi.
    L’autre fronçait les sourcils, hésitante.

    — Quel travail puis-je faire chez toi ? Le ménage ?
    Personne ne me croira.
    — Je lui dirai que tu écris un roman, dans la solitude.
    Non seulement cela peut passer pour la lubie d’une femme qui s’ennuie, mais l’histoire peut servir pendant dix ans.
    Fernand dénichera bien un prétexte pour venir dans l’immeuble.
    — C’est très gentil à toi... Mais je ne sais pas si ça peut marcher. Les gens sont si prompts à surveiller les autres.
    — Alors, je vous retourne ton conseil à tous les deux.
    Soyez prudents et profitez-en.
    Elise hocha la tête, puis sortit en serrant le petit morceau de métal au creux de sa