Ève
la folie les prend, ce que je crois, ils se jetteront enfin sur nos murailles. Ils seront alors épuisés et égarés. Le temps pour nous sera venu : les fruits de la forge de Tubal les anéantiront.
Seul un vieux de l'âge de Lemec'h osa s'opposer :
— Si les idolâtres s'obstinent, s'ils endurent la faim et la soif, il nous faudra vider nos silos avant la victoire. Que se passera-t-il ensuite ? On ne sème pas dans la brûlure de l'été. Alors, quand la prochaine récolte pourra-t-elle avoir lieu ? Dans deux lunes nos champs seront plus stériles que le dos d'un lézard. Que mangerons-nous ? Nous aussi, nous nous retrouverons avec la langue épaisse et la bouche pleine de terre.
Lemec'h repoussa la critique d'un geste :
— Les idolâtres ne sont pas hommes de persévérance. Ils auront soif avant la prochaine lune. Élohim y pourvoira.
La plupart des hommes approuvèrent. Le cuivre des flèches et des piques les rendaient pleins d'assurance. Un petit nombre leva le front, l'inquiétude dans le regard. Ils laissèrent passer une nuit avant de se présenter devant Yaval :
— Yaval, tu connais les idolâtres mieux que nous. Ton père Lemec'h dit-il le vrai sur leur manière de faire la guerre ?
Yaval opina :
— La guerre se passera comme il l'a dit. Ils viendront encercler Hénoch. Ils s'effrayeront de nos armes. Ils guetteront notre soif et notre faim.
— Sont-ils patients ?
Yaval se mit à rire.
— Leurs dieux sont nombreux, mais je n'en connais aucun qui soit le dieu de la Patience.
Les douteurs repartis, Yaval vint à son tour devant notre père Lemec'h.
— Certains dans Hénoch sont soucieux. Ils craignent que les idolâtres soient plus patients qu'eux.
— Oui, grimaça Lemec'h. Il en est toujours qui sont nés avec la peur du soleil qui se lève et la peur du soleil qui se couche. Penses-tu comme eux ?
— Non.
— Béni soit Élohim !
Depuis l'annonce de la guerre, le visage de Lemec'h avait changé. Beaucoup de ses rides s'étaient effacées. Sa bouche ne s'étirait plus en grimace. Il sourit à Yaval.
— Tu ne penses pas comme eux, mais tu penses différemment de moi.
— La paix, dit Yaval, tu pourrais la faire avant que ne commence la guerre. On éviterait la faim, les morts et quantité de douleurs inutiles.
De son regard sans vue, attentif, Lemec'h fixa son fils en silence.
— Dès qu'ils seront proches, invite les chefs des
idolâtres, insista Yaval. Montre-leur nos flèches et nos piques. Ils croient Hénoch faible. Ils la verront forte. Ils comprendront qu'ils ne peuvent pas gagner. S'ils sont sûrs que tu ne les massacreras pas en traître, ils abandonneront la guerre. Ainsi, il n'y aura ni vainqueurs ni vaincus. Dans les temps à venir, personne ne réclamera vengeance.
Le sourire de notre père Lemec'h s'effaça sous les mots de Yaval. Il demanda sèchement :
— S'il n'y a ni vainqueurs ni vaincus, Yaval, mon fils, comment les idolâtres sauront-ils que leurs idoles sont des blasphèmes à la face d'Élohim ? Que Lui seul règne sur le pays de Nôd ?
13
Après quatre nuits et autant de jours, les enfants revinrent de leur espionnage. Ils coururent dans Hénoch, hurlant d'excitation et d'effroi. Partout, du sud, du nord, du couchant ou de l'orient, partout les colonnes des idolâtres arrivaient !
On les conduisit dans la cour de Lemec'h. Avant même d'être nourris et lavés, les garçons durent répondre aux questions. Combien les idolâtres étaient-ils ? Beaucoup, beaucoup ! Les enfants roulèrent des yeux impressionnés, écartèrent les bras. Des cents ? insista Lemec'h. Des cents et des cents ! s'exclamèrent-ils. Plus, peut-être. Plus que l'on n'avait jamais vu d'hommes dans Hénoch. Quelles armes portaient-ils ? Des arcs, des piques. Des lances aussi, mais sans lames de bronze ou de cuivre. Du bois seulement, épointé et durci au feu. Des boucliers de cuir. Avaient-ils avec eux des femmes, poussaient-ils du bétail, transportaient-ils des réserves de nourriture ? Le bétail, il en trottait dans toutes les colonnes. Des troupeaux maigres, des vieilles bêtes. Des femmes, il en venait pareillement, en queue des colonnes. Des vieilles ou des jeunes aux cheveux dénouées. Parfois elles étaient en nombre, d'autres fois seulement en petits groupes, chargées de paniers ou de branches tressées débordant d'ustensiles de cuisine. Les plus jeunes portaient les gourdes rebondies et les pieux de tente. Tout cela
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