Ève
l'holocauste.
Lemec'h s'agaça :
— Il le sera. Élohim verra que nous Lui offrons ce qu'Il nous donne de mieux. Ne laissons pas refroidir l'autel.
L'agneau était gras. Le toit d'alfalfa et les soufflets remplirent leur office. Avant la nuit, les flammes pétillèrent. L'odeur de graisse empesta notre cour. Lemec'h se présenta une nouvelle fois sur le seuil de notre chambre.
— Le second est-il là ? demanda-t-il.
Adah me demanda de lui porter la réponse. Mon père me fixa de son regard qui voyait et ne voyait pas.
— Rien ? insista-t-il.
Je hochai seulement la tête. Cela lui suffit. Sa tunique collait aux poils blancs de son torse. Ses cheveux mouillés couvraient ses joues plissées. Il me parut plus vieux que notre aïeul Caïn lui-même. Usé plus qu'un homme ne peut l'être. Malgré ce qu'il avait fait à ma mère Tsilah, de le voir si faible, la tristesse me saisit.
La nuit tomba. La maisonnée guettait les plaintes nouvelles de Beyouria. En vain. On veilla tard. Le nouveau-né respirait paisiblement. Beyouria s'endormit. Adah se tenait à son côté. Incapable de se maîtriser, elle passait et repassait la main sur le ventre de Beyouria pour y sentir venir la seconde vie. Sous sa paume ne battait que le cœur de sa fille.
Avant l'aube, la pluie cessa. La fumée de l'holocauste monta plus droit. Avec l'aube, les brumes se levèrent. Elles emportèrent avec elles la fumée des autels. L'odeur des graisses resta dans la boue des cours. Ma mère Tsilah vint s'asseoir près d'Adah.
— Sœur, sois heureuse. Ta fille va bien et son fils est beau.
— Un ventre si gros pour un seul fils ? Comment puis-je être heureuse ? Comment cela est-il possible ?
— Beyouria est jeune. Le ventre était gros pour son corps.
— Tu es certaine qu'il est vide ?
— Aussi certaine que toi. Tu l'as constaté : l'eau de la naissance a coulé. Il y a maintenant longtemps. Ensuite, c'est fini. Beyouria est faite comme nous toutes.
Adah scruta intensément ma mère, n'osant parler. Tsilah comprit : Adah craignait que le second fils soit encore dans le ventre de Beyouria, mort avant même de naître.
Elle secoua la tête.
— Non, dit-elle à voix basse. Regarde : le souffle de ta fille est paisible.
Des larmes gonflèrent les paupières d'Adah.
— Lemec'h disait qu'ils allaient être comme Caïn et Abel, les deux fils d'Ève.
Ma mère Tsilah soupira :
— Lemec'h crache les mots qui lui montent à la bouche. Mais il en a oublié le sens.
— Ma sœur...
— J'ai raison, Adah. Écoute-moi. Derrière ses yeux morts, Lemec'h invente des rêves. Et vous, vous tous, vous avalez ses paroles sans broncher. S'il y a eu un malheur cette nuit, c'est celui-ci, et rien d'autre. Ne sois pas envieuse de ce qui n'est pas. Et tu verras : Lemec'h trouvera les mots pour se satisfaire d'un fils.
Au milieu du jour, le soleil nous assomma de sa puissance. Autour d'Hénoch, la terre se craquela à nouveau sous l'effet de la sécheresse. Lemec'h vint soulever le nouveau-né. Il ordonna qu'on ouvre la porte de notre cour. Devant ceux d'Hénoch qui se précipitaient, il emporta le fils de sa fille jusqu'à l'autel d'Élohim. La graisse du dernier holocauste continuait d'y couler, les braises y grésillaient encore. À l'approche de la chaleur, l'enfant pleura. Lemec'h leva ses yeux blancs vers le ciel et cria :
— Ô Élohim, Tu as voulu que celui-là soit seul à venir. Que son nom nous le rappelle : Nahman, le Consolateur.
Lemec'h se retourna vers nous. Le nouveau-né s'époumonait, cramoisi. Lemec'h le hissa au-dessus de sa tête :
— Voici Nahman, petit-fils de Lemec'h, premier de sa génération, la semence nouvelle d'Élohim dans le pays de Nôd !
Tous, nous répétâmes ces mots. Puis Adah se précipita pour arracher le nourrisson des mains de Lemec'h. Beyouria le serra contre son sein. Il la téta aussitôt, furieux et goulu comme un fauve.
11
Nahman n'était vieux que de trois lunes lorsque Yaval revint voir son père Lemec'h.
— Mon père, annonça-t-il, j'apporte des nouvelles qui ne vont pas te plaire.
Lemec'h lui demanda d'attendre avant de parler :
— Tu dois d'abord voir l'enfant.
Il conduisit Yaval devant l'autel d'Élohim pour qu'il s'y purifie la bouche, les mains et les yeux. Au retour sous le dais d'alfalfa, il fit venir Beyouria et Nahman. L'enfant était devenu un bébé solide et replet au regard noir très brillant. Yaval le trouva à son goût. Il prononça
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