Ève
cruauté.
— Mère, mère ! protestai-je. Non, tu...
Je me retins à temps. J'allais l'insulter. La traiter de folle.
La voix basse, mais forte, me tenant toujours dans ses bras, ma mère Tsilah répéta :
— Quoi qu'il arrive, sois prudente. Garde-toi fraîche et sans souillure. Élohim te voit.
— Élohim ne nous voit pas ! répliquai-je sans cacher ma colère. Élohim a chassé son fils Caïn de sous Ses yeux. Il l'a enseveli dans la poussière du pays de Nôd, et nous avec...
Je voulais protester encore, mais je m'interrompis d'un coup. Je comprenais brusquement ce qui était évident : ma mère Tsilah pensait que Lemec'h se trompait entièrement. Nous allions perdre la guerre contre les idolâtres. Les flèches de cuivre, les lames de bronze des lances et des haches forgées par Tubal ne suffiraient pas à vaincre le nombre qui s'annonçait. Les idolâtres allaient renverser les murs d'Hénoch, nous massacrer tous. Ce serait l'œuvre et la volonté d'Élohim, non pas celles des idoles sauvages.
La guerre qui venait allait effacer les générations de Caïn. Il ne resterait que moi...
— Ô ma mère ! murmurai-je, abasourdie.
Je m'agrippai à elle. Mais je n'eus pas le temps de m'abandonner aux larmes qui noyaient ma gorge. De l'autre bout de la pièce jaillirent les bruits d'une violente dispute. Beyouria s'emportait contre Adah. Nahman, attaché par une bande de lin entre les seins de sa mère, sanglotait, effrayé.
Depuis l'annonce de la guerre, notre jeune sœur s'était persuadée que le père de son fils, Hadahézer, se trouvait parmi les idolâtres qui marchaient sur Hénoch. Le jour, elle l'apercevait au milieu de l'immense cohorte. La nuit, elle l'entendait qui l'appelait et réclamait son fils. Elle voulait quitter notre cour pour le rejoindre alors qu'il était encore temps, avant que ne commence la guerre.
— Es-tu folle ? s'emportait Adah. Ton Hadahézer n'est certainement pas avec eux. Cela ne se peut ! Et crois-tu que ton père Lemec'h te permettra de rejoindre le camp adverse ?
— Penses-tu que j'ai besoin de sa bénédiction ? criait Beyouria en réponse. Et toi, pourquoi es-tu si faible devant lui et lui racontes-tu tout ?
— Folle, folle ! criait Adah. Ne sais-tu pas ce que les idolâtres font aux femmes de leurs ennemis ? Ils prendront ton enfant pour l'empaler sur une pique et toi, ils te rouleront dans leur couche jusqu'à ce que tu ressembles à une morte. C'est leur coutume en temps de guerre.
— Ce n'est pas vrai ! Yaval dit que ce sont des mensonges. Vous haïssez les idolâtres, mais d'eux, vous ne savez rien. Yaval, lui, il les connaît. Il a parmi eux des compagnons qui le respectent. C'est lui qui le dit : Hadahézer est peut-être avec ceux qui marchent contre Hénoch. Hadahézer est connu parmi les idolâtres. Quand ils sauront que je suis la mère de son fils, ils ne me traiteront pas mal.
— Ma pauvre fille ! Ne sois pas si naïve. Pour les idolâtres, tu ne seras jamais que la fille de Lemec'h ! N'as-tu pas compris que Yaval se moque de toi ? Ne connais-tu pas ton frère ? Il est capable de se distraire de tout. Ce n'est pas neuf. À ton père, il a prétendu le contraire. Pourtant, aujourd'hui, ton Hadahézer, nul ne sait plus où il se trouve. Lemec'h dit : il est retourné au pays parfait de l'Éden. Crois-tu atteindre le pays parfait de l'Éden en courant chez les idolâtres ?
La dispute aurait pu durer longtemps et le pauvre Nahman pleurer à s'étouffer si les cornes de bélier sonnant l'alerte n'avaient retenti. Une femme accourut sur notre seuil :
— Les idolâtres approchent ! Depuis la muraille, on voit la poussière de leurs colonnes ! Ils sont des cents ! Des mille !
14
Tous, nous nous précipitâmes sur les murailles. Le soleil rougeoyait déjà. Les ombres s'allongeaient. Le vent avait cessé. Au nord, au sud, à l'est, à l'ouest, de l'arrière des collines, des broussailles entre les roches, sur l'arête des dunes et des pierrailles... de partout montait la nuée de leur venue. La poussière levée par leurs semelles colorait l'air. Grise d'abord près du sol, puis voilant le ciel d'écarlate telle une pluie de sang. Eux, nous ne les voyions pas. Nous percevions seulement le tremblement du sol sous leurs pas, le tintamarre de leurs colonnes en marche et, de temps à autre, les bêlements de leur bétail.
Nous, nous étions silencieux, immobiles. Les mouches faisaient plus de
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