Ève
Pourquoi attendre ? Partons tout de suite.
— Oui ! Il a raison : qui sait ce que fera Élohim ? Demain à l'aube, Hénoch ne sera peut-être que ruines.
L'impuissance déchirait les gorges. Les mots jaillissaient des bouches dans un vacarme insensé. Suppliques, insultes, gémissements, larmes, tout se mêla. On eut dit que le ciel de ténèbres qui pesait sur nous allait nous écraser dans l'instant.
Alors un son de trompe éclata. Terrifiant, roulant par-dessus les hurlements avant de s'épuiser dans un silence large comme un gouffre.
La voix calme de Lekh-Lekha se fit entendre, à peine plus élevée qu'un murmure :
— Gens d'Hénoch, vous devenez fous.
Il se tenait tout à côté de ma mère Tsilah, sa corne de bélier qui lui servait pour la chasse dans la main droite. Son arc lui barrait la poitrine. Il suspendit la corne à sa ceinture, ajouta, sur le même ton :
— Gens d'Hénoch, la peur vous rend fous et la folie vous conduira plus sûrement encore au massacre qu'Élohim. Peut-être est-ce là le châtiment qu'Il vous destine : vous pousser à la démence comme un troupeau de petit bétail se jetant d'une falaise. Qui sait ?
Après l'instant d'égarement que nous venions de vivre, son ton et son calme en imposaient. Lekh-Lekha se tourna vers Arkahana, lui reprit la torche des mains et la replaça à l'angle de la fosse de la Grande-Mère Awan.
— La lune nous éclaire mal, reprit-il en s'approchant des pierres amassées. Les démons du désert rôdent autour de nous. Ils nous observent. Il est temps de monter le tertre et de protéger le corps de la Grande-Mère. Vous qui voulez tourner le dos à Élohim, inutile de rester ici. Personne ne s'opposera à votre départ vers les idolâtres. Les murs d'Hénoch vous protégeront jusqu'à l'aube. Vous pourrez ainsi prendre du repos avant votre longue route.
— Lekh-Lekha, tu es en partie idolâtre par ta mère, dit Kush. Lemec'h n'était qu'à demi ton frère et les murs d'Hénoch ne t'ont jamais accueilli. Viens avec nous, Élohim n'en a peut-être pas après toi.
Après avoir prononcé ces mots, Kush tourna les talons. Quelques dizaines de personnes le suivirent. La lueur des torches lécha un moment leurs ombres, avant que la nuit ne les avale.
Je sentis une onde d'angoisse parcourir mon corps. Mais Lekh-Lekha, sans se soucier du départ de Kush, prit une pierre et la posa sur le lin qui recouvrait Awan. Aussitôt ma mère l'imita. Et Arkahana. Et Adah. Je les suivis. Puis Noadia. Puis Erel, et d'autres femmes, et quelques hommes. Le monticule de pierres se forma. Certains prononcèrent les mots de la prière, d'autres non. Moi, je la récitai en entier et d'une voix claire.
Encore et encore je la répétai, prenant une pierre après l'autre pour la placer sur celles qui s'amoncelaient au-dessus de la Grande-Mère. Enfin la prière nous emporta tous, nous unissant dans une même litanie, assez puissante pour faire fuir les démons. Lekh-Lekha avait dit juste. La lune tardait à monter haut parmi les étoiles, mais nos yeux s'étaient si bien accoutumés à l'ombre qu'il nous semblait voir aussi clair qu'en plein jour. On se compta. De tout le peuple d'Hénoch qui avait accompagné la dépouille d'Awan, nous n'étions plus qu'à peine la moitié.
Soudain, Lekh-Lekha s'immobilisa. D'un seul mouvement il leva son arc, une flèche déjà encochée dans la corde tendue. À notre tour nous nous figeâmes.
Dans le silence revenu j'entendis un bruit régulier et si reconnaissable qu'un frisson me serra la nuque : des hommes ou des démons s'approchaient de nous. Leurs semelles de cuir crissaient dans la poussière du désert.
Lekh-Lekha s'écarta du tumulus de la Grande-Mère. Sans réfléchir, j'avançai à sa suite. Ma mère Tsilah murmura une mise en garde. Les autres se serrèrent près du tertre.
D'abord, je ne vis qu'une lueur mouvante sur les cailloux et les oponces qui bordaient le chemin. Puis d'un coup, contournant un amas rocheux, ils furent là. Des hommes. Si unis que leurs silhouettes semblaient fondues en une seule derrière les deux porteurs de torche qui les précédaient. Je fus sur le point de crier : « Des idolâtres ! »
Mais déjà Lekh-Lekha avait tendu son arc et lâché sa flèche. Elle parut tomber de la nuit et se ficha devant les porteurs de torches. Ils bondirent sur le côté. Une torche tomba dans la poussière et s'éteignit. Une voix cria :
— Retiens ton arc, Lekh-Lekha ! Nous
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