Ève
se noyer dans le fleuve pour pas voir la tête qui sortira de leurs cuisses.
— Il ne manque pas non plus d'hommes qui se battent parce qu'ils n'ont plus de femme à mettre dans leur couche, ajouta Hanina sur le même ton.
— Je croyais que Nôd était le seul pays mauvais, dit Yohanan avec une grimace de mépris. Mais ici, dans ce pays où tout est vert, où il suffit de tendre la main pour manger et où la terre s'ouvre sans barguigner pour accueillir les semences, seule cette cour présente un peu de calme. Partout ailleurs, les humains crient et lèvent le poing tout aussi bien qu'on le faisait à Hénoch.
Ève le dévisagea et demanda :
— Est-ce pour ces reproches que vous êtes revenus ici ?
Ils détournèrent la tête, embarrassés.
An-Kahana s'avança :
— Non, Grande-Mère. Nous sommes venus pour...
— Ne m'appelle pas ainsi ! le coupa aussitôt Ève sèchement. Je te l'ai déjà dit. Mon nom, tu le connais.
An-Kahana battit des paupières. Sans doute avait-il, durant la nuit, préparé ses mots. Il se précipita pour les dire :
— Nous savons tout, ô Ève. Nous savons, pour le grand coffre que construit Noah, fils de Seth. Des gens d'ici nous ont conduits dans la forêt pour nous le montrer. Nous savons ce que sera le châtiment d'Élohim. Nous savons qu'Il n'épargnera personne, que la fin du monde est proche...
Il s'interrompit, le temps de me jeter un éclat noir de son regard.
— Personne... sauf Nahamma et Noah, reprit-il. C'est ce que racontent les gens d'ici. Et nous...
Cette fois, les mots lui restèrent dans la gorge. Il se passa la main sur la bouche. Son visage, si assuré jusqu'ici, devint aussi gris et bouleversé que le ciel. Lekh-Lekha et Yohanan l'encouragèrent d'un coup d'œil confiant. An-Kahana, obsédé par la pensée qu'il ne parvenait pas à exprimer, n'y prêta pas attention.
Ève lâcha ma main et, à la surprise de tous, elle le rejoignit et lui caressa tendrement la joue.
— Oui, je comprends, dit-elle avec douceur. Maintenant que le ciel est plein de la pluie du châtiment, vous voulez enfin savoir. N'est-ce pas ? Vous voulez connaître le juste et l'injuste, connaître la faute d'Ève, celle qui coule dans votre sang, comme certains le disent, celle qui certainement coulait dans celui de Caïn, le père de vos malheurs et de vos générations. Oui, tu as raison, garçon. Tu as raison, vous devez savoir.
Ces mots si incroyablement tendres libérèrent la gorge d'An-Kahana, laissant enfin s'échapper la terreur et le refus. Un feulement d'animal blessé fit trembler ses lèvres. Ses genoux plièrent. Ève l'attira contre elle pour le soutenir et lui baisa le front avant de le repousser gentiment.
— C'est bien, d'être revenus, répéta-t-elle en s'adressant aux autres. Cela m'aurait peinée que vous n'en ayez pas le courage.
Elle repoussa An-Kahana dans les bras de Lekh-Lekha et leva les yeux vers le ciel :
— Peut-être pleuvra-t-il aujourd'hui, peut-être pas ? Seul YHVH connaît l'humeur de YHVH. Pour l'instant, asseyons-nous sous ce tamaris. S'il le faut, nous irons au sec. Ce que j'ai à vous dire n'est pas si long et il n'y aura pas de dispute aujourd'hui. Adam ne viendra pas. Les cieux gris l'effrayent. Il les craint plus encore qu'un enfant, fit-elle en riant si légèrement que je vis l'esquisse d'un sourire tirer la bouche renfrognée d'Hannuku.
16
Ève me reprit la main et me fit asseoir à côté d'elle au pied du tamaris. Elle s'adossa au tronc et se mit aussitôt à parler, répétant les mots déjà prononcés la veille avec une hâte nouvelle, comme si elle aussi était impatiente de les entendre enfin et que le besoin de les dire la tenaillait depuis trop longtemps.
— Oui, c'est vrai, tout était beauté, merveille et perfection dans notre jardin de l'Éden. L'eau y était la plus pure, les fleurs incomparables, les fauves tendres, les fruits sucrés et la lumière transparente. Et mon Adam y était si absolument le maître de toute chose que YHVH n'y avait plus aucune tâche. Et moi... moi...
Elle ferma les paupières, soupira. Puis elle secoua doucement la tête, agitant ses longues boucles qui paraissaient presque noires dans la lumière si basse de ce jour.
— Voilà ce qu'il se passa.
« YHVH m'avait créée. Il m'a dit : “Fais face à Adam. Soyez mâle et femelle. Quand vous marchez dans le jardin, montre-lui ce que tu vois, qu'il n'ait pas que ses yeux pour voir ce qui l'entoure. Dis-lui
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