Fatima
progressaient vite. Bilâl allait devant, grand, maigre et décidé, comme il l’avait toujours été. Sa silhouette de géant noir, cela faisait si longtemps que les gens de Mekka la connaissaient qu’elle était devenue aussi naturelle que le changement de lumière aux saisons. Aussi, on leur prêta peu d’attention. Soudain, un marchand les reconnut. Il prononça leurs noms. Ses clients se retournèrent, surpris mais, au fond, assez indifférents. Zayd en conclut :
— Si Abu Lahab et Abu Sofyan n’excitaient pas les plus imbéciles, les gens de Mekka nous laisseraient en paix. Peut-être même écouteraient-ils notre père avec bienveillance. C’est pour cela que ces deux fourbes s’acharnent sur nous. Ils ont bien plus peur de nous que nous n’avons peur d’eux. Malgré leurs provocations, ils sont faibles. Comme tous ceux qui savent que, à la fin, ils perdront la bataille.
Quand elle poussa la porte bleue de sa maison natale, l’émotion saisit Fatima. La cour n’était plus balayée depuis leur départ pour Ta’if. Le vent faisait trembler les rideaux des portes.
Ils ondulaient, comme agités par des fantômes. Les feuilles sèches s’accumulaient sous le tamaris. Aucune fumée ne flottait autour des cuisines. Le silence semblait suinter des murs.
Fatima dit à Ali et à Zayd :
— Allez chez Waraqà, je vous y retrouve.
Elle se dirigea vers le quartier des femmes pour y prendre du linge utile à Ashemou. De l’un des petits coffres elle sortit la tunique qu’elle avait portée sur le dos de la mule blanche, le jour terrible où Abd’Mrah avait sauvé la vie de Muhammad. Frôler le tissu raviva ses souvenirs. Elle ferma les paupières. Le visage d’Abd’Mrah lui faisant face après le combat apparut devant elle, aussi net que s’il était bien vivant.
— Fatima ! Fatima !
Zayd, livide, se tenait sur le seuil.
— Fatima, viens vite !
La double chambre qu’occupait Waraqà depuis la mort de Khadija était construite à l’opposé de la cour principale. Elle possédait sa propre courette, ainsi qu’une ouverture donnant sur l’étroite ruelle entourant la demeure. Ici, la paix régnait. On ne percevait plus rien de l’agitation de la cité.
Waraqà était assis devant sa table basse, ainsi que Fatima l’y avait toujours vu. Comme d’habitude, sa canne reposait contre sa cuisse. Sur ses genoux, un long rouleau d’écriture était déployé. Ses mains mortes le retenaient bien à plat. Des mains à peine plus décharnées que de son vivant.
Cela devait faire longtemps que la vie l’avait abandonné. Dix ou vingt jours, qui pouvait le savoir ? Pourtant, rien en lui ne s’était corrompu. Au contraire, c’était comme si son apparence, toute son enveloppe de chair s’était fortifiée et durcie. Assombrie, aussi, comme s’était assombrie avec le temps l’encre de ces rouleaux qui avaient fondé sa sagesse.
La posture du vieux sage était tout autant extraordinaire. Un dos impeccablement droit, une nuque raide. Les yeux morts et les lèvres flétries paraissaient contempler le seuil de la chambre et saluer l’arrivant.
Tremblant de la tête aux pieds, Zayd désigna la bande d’écriture.
— Le rouleau de Mûsâ, de Moïse ! Voilà ce que notre maître lisait quand Allah l’a emporté !
Sans cesser de grelotter, comme si un vent froid lui soufflait au visage, il vint se placer derrière le corps du hanif. D’une voix blanche, à peine audible, il lut les mots bien visibles entre les paumes desséchées et racornies du mort :
— « N’aie pas peur, Mûsâ, les Messagers n’ont rien à craindre de Moi [13] … » « Ô Mûsâ ! Je t’ai élu d’entre les hommes pour te confier Mon Message. Sois reconnaissant. Fais sortir ton peuple des ténèbres. Nous sauvons ton corps afin que tu sois pour eux un signe, même si le nombre reste indifférent à nos signes [14] … »
Fatima et Ali demeurèrent un moment encore pétrifiés. Malgré l’aspect terrifiant de Waraqà, Fatima ne put s’empêcher de le trouver d’une grande beauté. Peut-être Ali eut-il la même pensée. Comme pour y chercher un appui, sa main frôla celle de Fatima.
— Le plus étrange, chuchota-t-il, c’est que notre vieux maître sent le soleil comme une fleur du désert après la pluie.
La parole de Muhammad
La mort de Waraqà et les conditions dans lesquelles elle était advenue furent pour Muhammad la confirmation des signes qu’il avait déjà reçus.
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