Fatima
crépuscule. À l’aube : jusqu’à ce que le soleil dessine une ombre nette. Au crépuscule : à partir du moment où le soleil est rouge et jusqu’à l’heure qu’il te plaira dans la nuit. Évidemment, Abu Lahab a montré les crocs : il t’est interdit de prendre la parole pour des prêches. Voici ce qui est convenu : tu pries et tu ne t’adresses à nul qui ne se soit d’abord adressé à toi…
Muhammad déjà fronçait les sourcils. Avec un sourire malin, Al Arqam prévint sa critique :
— Ce sont des conditions de mécréants et de païens, admit-il. Mais nous les avons acceptées sans trop résister. Ce n’est pas un mauvais compromis. Si l’un de ces idolâtres veut t’insulter, il se sera donc adressé à toi. Tu pourras lui répondre autant qu’il te plaira. Et si c’est un homme sincère qui veut connaître ta parole, à lui aussi tu pourras répondre.
De nouveau, chacun s’amusa de la ruse.
— Ils ne réfléchissent pas bien loin, ricana Abu Bakr. Et puis, cela ne durera que le temps qu’Allah, soit-Il Clément et Rusé, nous maintiendra dans Mekka avant de nous conduire vers la vie nouvelle.
Il jeta un bref coup d’oeil vers Fatima.
— Il est encore une condition, fit-il. Ils exigeaient que tu te rendes seul à la Ka’bâ : « Sans toute votre troupe qui provoque chaque fois du désordre !» a dit ‘Amr ibn al Ass, qui n’est que la bouche d’Abu Sofyan. J’ai répondu : « Pas question ! Aucun puissant de Mekka ne se déplace seul. Voulez-vous que notre Messager marche dans nos rues comme un serviteur ou un esclave ? Ce serait lui cracher dessus. » J’ai dit : « Le Messager ira avec sa fille Fatima et avec Bilâl, son esclave affranchi. » Ils ont accepté de mauvaise grâce. Comme s’ils t’accordaient une faveur. Car ta fille, ils savent ce qu’Abdonaï lui a enseigné.
Ainsi, cet hiver-là, chaque aube et chaque matin, Fatima accompagna son père à la Ka’bâ et le protégea durant ses prières. Dans les premiers temps, ce fut aisé : tous les ignoraient.
Après de soigneuses ablutions au jaillissement de la source Zamzam, Muhammad allait se placer dans un coin à l’opposé des rangs d’idoles de bois fichées dans le sol. Il demeurait là, ses lèvres ne cessant de s’agiter. Parfois, il avait les yeux ouverts et vifs. D’autres fois ses paupières étaient closes, comme si jamais elles ne devaient se rouvrir. Il arrivait que Fatima s’en inquiète. Puis, quand l’ombre du mur se dessinait dans la poussière, Muhammad le Messager se redressait d’un seul mouvement. Il souriait à sa fille. La nuit aussi, il lui souriait lorsqu’il chuchotait :
— Il est temps de rentrer. Il faut que tu dormes.
Souvent elle songeait que son père ne retournait dans la maison d’Al Arqam que pour elle. Lui, il serait volontiers resté jusqu’aux ombres du jour suivant.
Il semblait que tout soit soudain devenu paisible. Plus de cris, plus d’insultes, plus de menaces ! Puis, une aube où ils descendaient la rue principale, des hurlements déchirèrent l’air matinal. Une femme apparut, en large tunique, les cheveux dénoués, portant à bout de bras un vieux sac de cuir. Elle se précipita vers Muhammad. Sa bouche grande ouverte vomissait des injures. Le temps que Fatima revienne de sa stupeur et dresse le bâton ferré d’Abdonaï, cette folle avait déversé le contenu de son sac sur eux. Des ordures, des abats rongés de vermine, de la nourriture fétide. La femme brailla encore quelques horreurs avant de s’enfuir à toutes jambes devant la pointe de fer du bâton de Fatima.
Muhammad retourna dans la cour d’Al Arqam se laver des pieds à la tête. Pas question qu’il se présente sale et puant devant son Rabb. Quand il fut propre, les ombres du soleil mangeaient déjà le sol. Il était trop tard pour aller à la Ka’bâ.
Abu Bakr et Al Arqam voulurent savoir qui était cette folle. Fatima l’avait reconnue sans peine.
— C’est Omm Jamîl bint Harb. La première épouse d’Abu Lahab, dit-elle. Et la soeur d’Abu Sofyan.
Le lendemain, puis les jours suivants, la femme d’Abu Lahab chercha encore à les souiller d’ordures sur le chemin de la Ka’bâ. En vain : Fatima attendait son attaque. Dès qu’elle se montrait ou que retentissaient ses hurlements, le bâton ferré d’Abdonaï tournoyait. Abu Bakr avait mis Fatima en garde :
— Surtout, ne la touche pas. Abu Lahab et Abu Sofyan n’attendent que cela.
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