Fatima
sa douleur.
Le puits de la solitude. Immense, terrassante.
C’était cela. Ashemou n’était plus. Abdonaï n’était plus. Abd’Mrah l’avait à peine approchée avant de souffrir la pire des morts. Et aujourd’hui son père s’éloignait d’elle, comme tout entier offert aux inconnus.
— Ô Allah ! murmura-t-elle. Ô, Allah, pourquoi me veux-Tu si seule ?
Ses doigts tremblèrent sur la longe de la chamelle. Elle ferma les yeux, le chagrin pesant lourdement sur sa poitrine.
— Fatima… Fatima !
Zayd levait le visage vers elle. Des yeux, une bouche pleins de tendresse et de compréhension. Peut-être chargés, eux, d’une autre espérance…
Mais au lieu de répondre à sa tendresse, Fatima eut cette étrange pensée : « Non ! Ne t’approche pas de moi. Allah a besoin de toi. »
De sa baguette, elle pointa le groupe devant eux. Muhammad, les Aws et les Khazraj s’arrêtaient devant un vaste terrain. Il était aussi nu d’habitations que de cultures, sans la moindre haie de jardin, avec seulement, ici et là, quelques bosquets esseulés de palmiers que le vent agitait, produisant un froissement sec.
— Rejoins mon père, dit-elle. Ne le laisse pas seul. Il va vouloir parler avec les Juifs. Ne le quitte pas, tu lui es trop précieux.
Zayd ouvrit la bouche pour protester. Mais il se contenta de poser ses yeux brillants sur elle. Fatima ne s’était pas trompé : Zayd savait lire en elle comme il savait déchiffrer les obscurs rouleaux de Waraqà et les lois de Moïse.
Et, comme pour lui donner raison, là-bas, au côté du Messager, Abu Bakr agita la main :
— Zayd ! Zayd ! Que fais-tu ?
Le ton d’Abu Bakr était agacé quand il lança à Zayd :
— Ne t’éloigne plus, fils de Kalb ! Ta place n’est pas auprès de la fille mais auprès du père.
Dans le même temps, l’un des Khazraj disait à Muhammad :
— Envoyé, ici, tu peux choisir. Ces terres ne valent rien pour la culture. Elles appartiennent à des Juifs de la vieille cité. Il s’en trouvera toujours un qui sera content de te céder un lopin. Choisis, choisis !
Muhammad caressa sa barbe, hésitant :
— Non, répliqua-t-il. Où nous bâtirons nos nouveaux murs, ce n’est pas plus à moi qu’à toi de le choisir. Il n’en est qu’Un, toujours, qui choisit pour nous.
D’un geste vif, il lança la longe par-dessus le cou de sa chamelle, puis l’accrocha lâchement à la selle. D’un claquement de langue et d’une frappe sur le flanc, il poussa l’animal en direction du terrain.
— Va, va ! Va ! ordonna-t-il. Qu’Allah te guide !
La bête hésita, balança sa longue tête de droite et de gauche, avec cette sorte d’arrogance étonnée des chameaux. Ses babines roulèrent sur ses dents jaunes et ses gros yeux semblèrent fixer la foule autour du Messager. Puis elle s’éloigna au pas de marche, comme si elle s’apprêtait à entamer une longue route qui la mènerait très loin de l’oasis.
Incrédules, les croyants avaient les yeux rivés sur son errance. L’un d’eux finit par s’exclamer :
— Envoyé, au pas où elle va, ta chamelle se perdra bientôt dans les sentiers des palmeraies ! Il va nous falloir lui courir derrière !
— Elle ira où Dieu le veut, qu’il soit Béni et Clément, répliqua Muhammad, la voix ferme. S’il souhaite que l’un de ces terrains devienne le masdjid où l’on chantera Ses louanges et la terre de Son Messager, Il y conduira cette chamelle. Il n’est pas de créature de ce monde qui ne pose un pied devant l’autre sans qu’il en soit le Maître et le Destin.
Tandis qu’il parlait, la chamelle s’éloignait toujours plus. Tantôt elle jetait ses épais sabots vers la droite, tantôt vers la gauche. Elle s’égarait loin des bosquets aux palmes secouées par le vent, dans la partie la plus ingrate, là où la terre sèche et grise ne retenait pas même des touffes rases de chardon.
Soudain, aussi brutalement que si on l’eut sifflée, elle s’immobilisa. Autour de Muhammad, la foule qui le suivait retint son souffle… Mais non. La bête se contenta de baisser le cou, d’approcher ses babines du sol comme pour en humer la pauvreté. Aussi soudainement qu’elle s’était arrêtée, elle repartit : cette fois, elle revint sur ses pas. Puis elle s’écarta sur la gauche, face au soleil, en se dandinant comme si elle allait prendre le trot. Ce qu’elle fit. La longe, dénouée, glissa de son cou et traîna dans la
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