Fatima
seule, qui avait repoussé les assassins de Mekka. Mais il y avait longtemps qu’elle s’était promis de ne rien demander à son père. Et plus que jamais il semblait sans un regard pour elle.
Muhammad devait se montrer attentif à ceux, de plus en plus nombreux, qui venaient se soumettre aux lois d’Allah. En outre, depuis la guérison d’Aïcha, souvent l’ange venait le visiter. Chaque soir, après la prière, il allait se délasser dans la chambre de sa promise. Malgré elle, Fatima les entendait à travers la trop mince cloison.
Dans la voix douce de son père, elle reconnaissait des intonations anciennes mais jamais oubliées. Celles qu’il avait au retour de ses voyages de commerce dans les pays de Ghassan ou de Saba. Ou quand, après les rudes journées aux entrepôts, il prenait plaisir à venir jouer avec elle… Lorsqu’il n’était encore que son père, et non le Messager d’Allah.
Mais désormais, c’était avec Aïcha qu’il s’amusait. Peu après son entrée dans la chambre, le rire enchanteur de la fille d’Abu Bakr ne tardait pas à éclater. Comme éclataient sous les paupières de Fatima de minuscules, presque invisibles, perles de larmes, si acides et amères qu’elles lui brûlaient les yeux.
De cette patience et de ce plaisir que montrait l’Envoyé avec Aïcha, toutes les femmes de la maison s’émerveillaient. La tante Kawla et la mère d’Ali ne parlaient que de ça. Dans la cour, à la cuisine ou frappant à genoux le linge sale sur la rive du wadi Bathân, elles chuchotaient :
— Voyez comme ses jeux avec la fille d’Abu Bakr rajeunissent le Messager d’Allah !
La tante Kawla riait :
— Il joue comme s’il avait l’âge de sa future épouse. Lui qui a cinquante ans passés, et malgré cet hiver qui nous a tous marqués, il reprend des années de jeunesse au lieu de les perdre !
— C’est qu’Allah les conduit tous les deux sur la voie du grand bonheur. Vous verrez : lorsque les épousailles auront noué Aïcha et Muhammad, ils deviendront comme des étoiles dans la nuit des temps à venir.
Il arrivait aussi que, dans la chambre d’Aïcha, les rires et les jeux cessent brusquement. Un silence étrange et lourd enflait, pesant sur la poitrine de ceux qui le percevaient. Puis, de l’autre côté de la cloison de briques, naissait un murmure lent et haché.
Dans ces moments-là, Fatima savait que Kawla et la mère d’Ali, qui écoutaient tout autant qu’elle, se mettaient à trembler. De leurs bouches montait un curieux marmonnement, mi-supplique, mi-prière : le marmonnement de l’effroi… L’ange de Dieu était là. Tout près. Comme posé sur la nuque de l’Envoyé.
Pourtant, Aïcha, malgré son jeune âge, ne montrait aucune peur. Elle ne criait pas, ne posait aucune question. Puis venait le moment où l’on entendait à nouveau, et avec soulagement, sa voix légère, nette et transparente, comme l’air après la pluie. Elle répétait les mots que l’ange d’Allah avait déposés dans le coeur du nâbi. Un peu plus tard résonnaient le bonsoir de Muhammad et la réponse ensommeillée, tantôt joueuse, tantôt négligente, d’Aïcha.
Fatima guettait les pas de son père qui s’éloignait vers le grand auvent, où il dormait avec les autres hommes. Parfois, il tenait une lampe pour éclairer son chemin. De temps à autre, il se dirigeait droit vers le mur sud.
Si elle quittait sa couche et soulevait la tenture de la chambre commune, Fatima apercevait son ombre se détachant sur le mur blanc, tandis qu’il priait, et priait encore, jusqu’à l’aube, demandant conseil à son Rabb.
Dans le dos de Fatima, la tante Kawla chuchotait alors :
— Fatima, ne reste pas là. Recouche-toi. Ne t’épuise pas à rester éveillée. Demain matin, ce sera ton tour d’aller chercher l’eau.
Dans le noir, Fatima se recroquevillait sur sa couche et serrait les poings contre ses yeux. La gorge nouée, elle suppliait Allah de l’épargner :
— Ô Puissant Seigneur, Ô Allah si Clément et Miséricordieux, ne me laisse pas devenir mauvaise ! Délivre-moi de la jalousie ! Ô Allah, Unique Seigneur, réclame ce que Tu veux et ôte le mal de mon coeur !
Et vint le jour où Allah, à Sa manière, lui donna Sa réponse.
Bientôt mariée
Un matin, Fatima revenait du wadi sur le dos d’une mule chargée de lourdes jarres. À demi assoupie, bercée par le clapotement de l’eau, elle sursauta en poussant un cri, comme si un djinn se
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