Fatima
le Messager la fixait.
Nettement et sans ambiguïté.
Son regard l’embrasa d’une douceur qu’elle croyait perdue à jamais.
Plus tard, elle réalisa que cet échange n’avait duré qu’un minuscule fragment de temps. Pourtant il effaça tout ce qu’il s’ensuivit, la prière, les saluts, les plaisanteries des femmes retrouvant l’usage de leur langue. Tout ce qui n’était pas les yeux de son père, elle l’oublia.
Achoura était un jour de jeûne et de chômage, comme le jour de Kippour chez les Juifs. La prière achevée, tous s’éparpillèrent dans la cour, désoeuvrés et prêts aux bavardages. Certains des Aws et des Khazraj rentrèrent chez eux. Les plus jeunes s’éloignèrent vers les chemins de l’oasis. Solitaire, selon son habitude, Fatima alla machinalement s’asseoir à l’extérieur de l’enceinte, au pied du mur ouest où tant de fois durant l’hiver elle était venue tisser.
Elle avait emporté un mince tapis, qu’elle disposa sur le sol de poussière avant de s’y accroupir. Elle ferma les paupières et revit aussitôt le visage de son père qui la fixait par-dessus les têtes des croyants. Elle parvint même à se souvenir de ses mots. Le timbre si particulier de sa voix résonna distinctement dans sa tête. Affaiblie, mais très réelle, la douceur qui l’avait saisie un peu plus tôt durant le prêche lui revint. Un paisible sourire se dessina sur ses lèvres. Puis soudain elle hurla :
— Allah !
Son cri résonna contre le mur en même temps que le petit rire de Muhammad.
Il était là. Tout contre elle. En chair et en os, les épaules recouvertes de ce manteau ocre qu’il ne quittait jamais.
Sans plus de bruit qu’un oiseau, il s’était adossé au mur à son côté. Sa main gauche s’était posée sur le bras de sa fille. Voilà ce qui l’avait fait crier de surprise.
Fatima rit à son tour, masquant sa bouche. Le rire n’était pas sorti de sa poitrine depuis si longtemps ! Elle en avait oublié le bonheur qu’il engendrait. Sans réfléchir, elle agrippa les épaules de son père, comme autrefois, lorsqu’il n’était pas encore le Messager. Quand il la soulevait et l’emportait dans un tournoiement de toupie qui la faisait hurler de joie.
Il reçut l’embrassade avec tendresse, esquissa une caresse sur son dos et sa nuque. Il la regarda un long moment, puis il se raidit et la baisa sur le front, avant de la repousser doucement mais avec fermeté. Il murmura :
— Fatima, ma fille bien-aimée… J’ai une nouvelle à t’annoncer.
Elle dénoua ses bras, se recula, resserra sa tunique autour de sa taille pour lutter contre le frissonnement qui déjà effaçait l’affection de leur embrassade. Elle approuva d’un signe, ses yeux disant à son père qu’elle savait, qu’elle était prête à entendre les mots terribles qu’il allait prononcer.
Il prit le temps de scruter son visage.
— Ma fille bien-aimée, répéta-t-il.
Puis :
— Je m’aperçois que beaucoup de temps a passé depuis que je t’ai bien regardée. Tu n’es plus celle de Mekka. Tu es devenue une femme. Une belle femme.
Fatima rougit sous le compliment.
Mais elle soutint le regard de son père, ce qui ne lui était pas facile.
Il dit encore :
— Ne m’en veux pas si nous ne sommes plus aussi près l’un de l’autre. Ici, à Yatrib, tout est différent de Mekka. Allah exige beaucoup, beaucoup, de nous.
Il laissa passer un souffle. Son ton changea :
— L’ange est venu et m’a parlé de toi. La volonté d’Allah, le Clément et Miséricordieux, il me l’a dite : le temps de ta descendance est venu. Il a dit : Ta fille la Resplendissante est une parcelle de toi. Que le plus cher de ton clan, qui fut aussi le premier à t’écouter, l’épouse. Le temps viendra avec eux. La descendance de Fatima sera ta descendance.
Malgré cette douceur et cette voix mélodieuse qui donnait envie de se laisser bercer, Fatima résistait. Elle fit comme si elle ne comprenait pas encore le sens des propos de son père.
— Le Seigneur te connaît comme Il me connaît, poursuivit-il. Il est en toi comme Il est en moi. Sa volonté est notre volonté. Nulle crainte ne doit peser sur ta poitrine, ma fille bien-aimée : tout en toi est juste.
Cette fois, le silence dura un peu plus longtemps. Ce fut lui, son père, qui détourna le regard pour observer le terrain alentour. Une pauvre friche où ne poussaient que de vieux palmiers rabougris. Peut-être bien,
Weitere Kostenlose Bücher