Faubourg Saint-Roch
Sophie conduisit rapidement Edouard vers un sommeil profond - la fonte d'une poupée de cire ne pouvait émouvoir un gaillard comme lui - alors qu'il intéressa la petite fille au plus haut point. Au terme du premier chapitre, Elisabeth rangea la chaise contre le mur, hésita un moment sur l'attitude à adopter, puis se pencha pour déposer ses lèvres sur le front de la gamine.
Ensuite, elle prit Edouard dans ses bras pour le mener dans sa chambre. Au moment où la jeune femme ouvrait la porte, une petite voix venue du lit prononça :
— Merci.
— Ce n'est rien, répondit Elisabeth en se tournant vers elle. Nous continuerons demain soir. Tu sais, dans un an, tu pourras lire ce livre toute seule.
— C'est bien mieux quand tu lis.
— Dans ce cas, je continuerai. Bonne nuit.
Elle tendit la main pour fermer l'arrivée du gaz, puis elle sortit. Quelques minutes suffirent pour mettre Edouard au lit, lui faire la bise et lui souhaiter bonne nuit.
Dans sa chambre, elle prit place dans son fauteuil et continua la lecture des Malheurs de Sophie. L'œuvre de la comtesse de Ségur allait lui en apprendre beaucoup, en particulier sur les rôles des domestiques, des gouvernantes et des préceptrices dans les maisons bourgeoises ou aristocratiques de France. Et son instinct suffisait seul à lui faire comprendre que sa place, dans la demeure de Thomas Picard, tenait d'abord au degré de satisfaction d'enfants de cinq et sept ans !
A la fin, elle ferma le livre et regarda autour d'elle. La lampe à gaz accrochée au mur, fixée au bout d'un tuyau de cuivre, donnait une lumière suffisante pour lire. Le papier peint fleuri, les meubles, peu coûteux mais tout de même convenables, lui procuraient un confort inconnu, que ce soit dans la maison paternelle ou au couvent. Alors que ce dernier lieu avait incarné jusque-là pour elle une douce sécurité, elle découvrait un nouvel univers chaud et moelleux.
Elisabeth se leva pour se planter un moment devant la fenêtre. Le presbytère découpait sa masse grise juste devant la maison. A droite, l'église Saint-Roch ressemblait à un énorme navire prêt à appareiller vers les ci eux avec sa fournée de paroissiens. Après un bâillement silencieux, la jeune préceptrice marcha jusqu'à la salle de bain. Au moment de s'asseoir au-dessus de la cuvette de porcelaine, elle se souvint avec un sourire de ses camarades du couvent. Celles qui la raillaient encore ce matin se déplaceraient jusqu'aux latrines, dans la cour, avant de se coucher. Les plus frileuses provoqueraient des fous rires étouffés en utilisant les pots de chambre rangés sous leur paillasse.
De retour dans sa chambre, au moment de replonger dans son livre, si la jeune femme avait été moins fatiguée par toutes les émotions de cette journée éreintante, elle se serait rendu compte que l'espoir d'une vie de religieuse enseignante s'estompait très vite dans son esprit.
Le Château Frontenac, sur le bord du cap Diamant, dominait la ville de Québec. Vieille d'une dizaine d'années seulement, la grande bâtisse au revêtement de brique marquait le paysage et donnait déjà sa signature architecturale à la «vieille capitale». Le succès de l'établissement était tel que l'on discutait d'ériger un complément à celui-ci, dans la vaste cour intérieure : un donjon, en quelque sorte, pour poursuivre la métaphore médiévale.
Le restaurant de l'hôtel proposait une excellente cuisine. En cette saison, les touristes demeuraient plutôt rares. Des notables de la ville occupaient la plupart des tables. Les couples ou les familles dominaient la clientèle. Le dépit marqua le visage de Thomas Picard. Ce genre d'activité se dérobait devant lui. Plutôt qu'avec une femme, la sienne ou une autre, il soupa en tête-à-tête avec un tanneur de cuir particulièrement malodorant.
Comme celui-ci passa la moitié du repas à lui révéler les secrets de son métier, à la fin le commerçant dut convenir que cette puanteur tenait moins à une hygiène déficiente qu'aux produits utilisés quotidiennement. Au contraire, le plus étonnant demeurait que le quidam puisse manger dans un endroit public sans être entouré d'un essaim de mouches. Cette concession ne rendait pourtant pas l'expérience plus agréable.
Nul besoin d'allonger éternellement ce genre de rencontre : à neuf heures trente, Thomas serrait la main de son nouveau partenaire à la sortie de l'hôtel. Il décida ensuite de
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