Faubourg Saint-Roch
rentrer à pied, afin de se débarrasser le nez des effluves de la soirée. Le trajet était court, de toute façon, et tout le long du chemin la pente serait descendante, et le trottoir, assez bien éclairé.
Au moment d'entrer dans Saint-Roch, il s'immobilisa un moment, songea aux maisons closes de la rue Saint-Paul, puis se résolut à chasser les tentations.
A dix heures, l'homme arrivait rue Saint-François. Dans sa demeure, la lumière brillait toujours à l'étage, dans la pièce au-dessus de la bibliothèque. La jeune préceptrice était encore debout. Après avoir pénétré dans la maison, il monta, frappa doucement et déclara à la jeune femme qui, après un long moment, entrouvrit la porte :
— Je suis désolé de vous déranger à cette heure tardive. Je voulais juste vous dire que demain matin, vous viendrez à la grand-messe avec moi et les enfants.
— Madame...
— ...ne se déplacera vraisemblablement pas. Elle ne l'a pas fait depuis longtemps. Vous préparerez les enfants pour neuf heures quarante. Bonne nuit.
— ... Bonne nuit, Monsieur.
La porte se referma doucement. Un moment, Thomas Picard regarda vers la chambre de sa femme. Aucune lumière ne filtrait sous l'huis, sauf une petite lueur rougeâtre. Le charbon brûlait dans la cheminée.
« Si elle cessait de s'enfermer dans cette étuve, pour sortir prendre un peu l'air, je parie qu'elle irait mieux. »
Après avoir ouvert la porte de la chambre de chacun des enfants pour aller replacer les couvertures sous leur cou et leur faire la bise, l'homme descendit. A la suite d'un bref passage à la salle de bain du rez-de-chaussée - luxe rarissime, la maison en comptait deux -, il regagna le petit cagibi aveugle situé à l'arrière de son bureau pour s'étendre. Alors que le sommeil tardait à venir, il entendit les bruits des robinets à l'étage, et ceux, à peine perceptibles dans la grande maison silencieuse, des ressorts d'un lit. Les yeux grands ouverts, le commerçant attendit longuement le sommeil.
Pour une personne sans aucune ressource, les œuvres et les pompes de l'Eglise catholique procuraient un loisir à peu près gratuit. Cela permettait d'échapper à la monotonie du quotidien. Marie Buteau consacrait deux soirées par semaine, dans la mesure où le commerce Picard fermait assez tôt, bien sûr, et une partie de son dimanche, comme membre de la chorale de la paroisse Saint-Roch. Cela lui donnait l'insigne privilège d'assister aux offices religieux depuis le jubé, où elle pouvait se consacrer à ses feuilles de musique plutôt que s'ennuyer à suivre les répons dans un missel.
Ce poste d'observation lui procurait aussi l'occasion de se passionner pour l'étrange représentation du théâtre social qui se déroulait dans la nef, sous ses pieds. Pas très grande, debout au premier rang, son point de vue demeurait incomparable.
Les uns après les autres, les paroissiens arrivaient pour prendre place dans les bancs de bois d'un brun sale. Les consciences les plus alourdies de péchés, ou alors les âmes les plus scrupuleuses, se manifestaient les premières afin de pouvoir passer par le confessionnal avant le début de la messe. Une petite lessive de l'âme les autoriserait à se présenter au banquet de la communion dans une heure, à moins que de mauvaises pensées les assaillent pendant l'office. Dix minutes avant le début de la cérémonie, la jeune femme aperçut la silhouette familière de Thomas Picard remonter l'allée centrale jusqu'à son banc placé tout en avant, son chapeau melon gris à la main, une redingote parfaitement assortie sur le dos.
Un marchand de vêtements se devait de toujours présenter une mise impeccable afin d'attirer la clientèle. La messe dominicale offrait la meilleure vitrine à cet égard car aucun habitant de la paroisse ne pouvait omettre de s'y présenter, sans risquer le salut de son âme et un complet ostracisme social.
«Dommage que sa femme ne soit pas là, songea Marie, car la couventine n'est pas à la hauteur. »
Au fond, le dépit de la jeune vendeuse couvrait une pointe de jalousie : elle aurait dû elle-même faire un petit crochet au confessionnal. Derrière Thomas Picard venait Elisabeth Trudel, tenant les enfants par la main, Edouard à gauche, Eugénie à droite. La préceptrice faisait plutôt bonne figure, mince et élancée, ses lourds cheveux blonds réunis à l'arrière de la tête et attachés d'un ruban, son petit chapeau de
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