Faubourg Saint-Roch

nous tous, y compris ta femme et moi.
    L'homme la regarda longuement, franchement admiratif, puis se souvint de ses devoirs d'hôte :
    —    Tu veux boire quelque chose ?
    —    Non. De toute façon, tu sembles résolu à boire pour nous deux.
    Après une pause, curieux, il demanda encore :
    —    Tu savais, à propos de la broche ?
    —    Avec Edouard dans la maison, aucun complot ne peut être totalement discret. Ce soir, alors qu'il devait être au lit, il a insisté pour que nous montions au grenier, me disant que « quelque chose » se préparait.
    —    Si Eugénie n'avait pas flanché devant tes grands yeux...
    Elisabeth éclata franchement de rire, puis expliqua :
    —    Elle se prépare à sa première communion. C'est moi qui lui enseigne le catéchisme, qui lui ai fait mémoriser: «Faux témoignage ne diras, Ni mentiras aucunement.» Surtout, il n'y a pas un atome de méchanceté en elle. Enfin, pas encore.
    Un peu déprimé, Thomas tendit la main en disant: «Viens ! » Un instant plus tard, Elisabeth posait les fesses sur ses cuisses.
    —    Demain, je devrai lui parler, la punir pour ce qu'elle a
    fait.
    —    Parle-lui très doucement, surtout ne la punis pas. Cela ne servirait qu'à la blesser encore plus.
    Des doigts, la jeune femme jouait dans ses cheveux. De petites privautés valaient mieux que de longues conversations, dans les moments de ce genre.
    Toujours vêtue de sa chemise de nuit, son peignoir un peu trop grand noué autour de la taille, Eugénie se présenta devant l'auteur de ses jours, un peu tremblante, épuisée par une nuit blanche. Debout devant lui dans la bibliothèque, la
    porte close, elle attendait la sentence de son juge.
    —    Hier soir, je voulais te punir, t'enfermer dans ta chambre pendant des jours. Elisabeth m'a expliqué que ce n'était pas une bonne idée. Au contraire, elle m'a fait comprendre que tu avais fait preuve de beaucoup de courage et de beaucoup de générosité en rendant la broche de cette façon. Je te félicite et je te remercie.
    Il ouvrit les bras, elle s'y engouffra en pleurant. Sa tête arrivait à la hauteur de la poitrine de son père. En lui caressant les cheveux, il continua :
    —    Tu as de la chance de pouvoir compter sur l'amour d'Elisabeth. Mais tu sais, tu peux me faire confiance. Ta mère ne va pas bien du tout. Si elle te propose des plans bizarres, viens me le dire tout de suite. Autrement, tu risques d'avoir mal, et de blesser d'autres personnes.
    En lui prenant le visage entre les mains, Thomas regardait les yeux bleus de sa fille. Doucement, il embrassa les deux joues pour effacer ses larmes.
    —    Maintenant, tu vas aller manger. Mais auparavant, fais-moi un petit sourire, je vais l'apporter avec moi au magasin pour la journée.
    Elle obtempéra timidement, le reconduisit à la porte, reçut une dernière bise et se dirigea vers la salle à manger. Déjà semoncé par Elisabeth, Edouard l'accueillit docilement d'un sourire, et il se priva du plaisir de la moindre allusion railleuse à la scène de la veille.
    Tout un mois s'écoula sans nouveau drame domestique. La neige eut le temps de disparaître des rues de la paroisse Saint-Roch. Afin de satisfaire les demandes printanières, les manufactures de chaussures ou de vêtements allongeaient les heures de travail, rappelaient les employés momentanément mis à pied. La conséquence de tout ce mouvement réjouissait Thomas Picard : les clients revenaient dans le grand magasin avec une rassurante régularité.
    Dans une sphère d'activité bien différente, le premier ministre conservateur de la province avait enfin cessé de s'accrocher au pouvoir. La prorogation de l'Assemblée avait précédé le déclenchement des élections. Le notaire écrivain de Saint-Jean-sur-Richelieu, Félix-Gabriel Marchand, l'emporterait avec l'appui du grand frère au fédéral, Wilfrid Laurier. A tout le moins, cet homme entendait moderniser un peu le réseau scolaire, de loin le plus pitoyable de la fédération canadienne.
    Cette perspective, en plus des profits immédiats du patronage, rendait moins pénibles les interminables réunions des comités politiques. En conséquence, un soir sur deux, Thomas rentrait tard, après le coucher des enfants, ce qui le condamnait à manger seul. Le samedi 3 avril, après avoir posé le plateau sur la table, Joséphine demeura un moment debout près de la table à se chercher une contenance, tordant un coin de son