Faubourg Saint-Roch
tablier entre ses doigts.
— Que se passe-t-il ? fit le commerçant, une certaine impatience dans la voix.
— Vous m'avez demandé de vous dire si quelque chose se passait avec votre femme.
— Que trame-t-elle, cette fois ?
Ses visites à la chambre de son épouse devenaient rarissimes, depuis les derniers événements. Au cours des dernières semaines, Alice s'était faite particulièrement discrète. Le fait qu'Eugénie prenait maintenant ses distances réduisait de toute façon considérablement sa capacité de nuire.
— Elle semble résolue à se laisser mourir.
— Que voulez-vous dire ?
— Elle ne mange presque plus. Je dois redescendre le plateau intact au moins une fois sur deux.
La quantité de nourriture nécessaire à une personne dont le plus grand effort était de couvrir la distance entre son lit et son fauteuil, et de parfois se rendre jusqu'à la salle de bain, demeurait difficile à estimer. Elle-même une solide fourchette, la cuisinière exagérait peut-être la situation. Comme si elle suivait le cours de ses pensées, la vieille femme précisa :
— Elle mange vraiment très peu, je vous l'assure. Certains jours, elle ne se lève pas du tout. Elle utilise le pot de chambre...
Donc, les vingt pieds entre son lit et la porte de la salle de bain lui devenaient infranchissables.
— Quand le docteur Couture doit-il venir ?
— Seulement mardi prochain.
— Demandez à ma femme s'il convient de l'appeler plus tôt. Si elle répond par la négative, assurez-vous de répéter au médecin ce que vous venez de me dire. Je lui ai déjà fait observer qu'Alice se trouverait mieux dans un établissement spécialisé, mais alors il ne paraissait pas partager cet avis.
Joséphine acquiesça d'un signe de tête avant de retourner à ses fourneaux.
À quelques centaines de verges de là, dans la rue Saint-Dominique, les inquiétudes relatives à la santé de la jeune recluse de ces lieux pesaient beaucoup moins lourd. Depuis qu'elle avait quitté le travail, le tour de taille de Marie Buteau offrait un bel arrondi.
Parce qu'une connaissance avait laissé tomber: «Tu dois attendre des jumeaux, à en juger par ce que je vois», elle préférait maintenant demeurer à l'intérieur du domicile. De toute façon, les semaines glaciales de février, puis celles de mars avec sa neige fondante et son froid humide, ne favorisaient pas les promenades dans les rues. La messe dominicale, qu'elle suivait maintenant depuis le banc d'Alfred, dans une allée latérale, satisfaisait son besoin de mouvement.
Plus tard, dans la chambre attenante au salon, l'homme demanda :
—Je peux toucher?
La nature particulière de leur relation rendait les moments d'intimité un peu déroutants.
— Cela figure certainement parmi les avantages légitimes du mariage.
Ses grandes mains se posèrent sur le ventre, en firent le tour. Sous la chemise de nuit, la peau se révélait chaude, presque brûlante.
— Tu te souviens de mes projets d'affaires ? demanda-t-il en suspendant sa caresse.
— Comment pourrais-je oublier? Tu penses abandonner la sécurité du grand magasin pour te retrouver parmi l'armée des petits marchands de ce quartier.
Avoir connu très intimement la pauvreté retirait tout esprit d'aventure à la jeune femme. Le proverbe: «Un tien vaut mieux que deux tu l'auras », lui paraissait bien plus fiable que les paroles de tous les Evangiles.
— Tu ne crois pas que ces petits marchands jouissent tout de même d'un grand avantage, celui de ne pas travailler pour mon frère cadet?
En réalité, cet argument se révélait toujours le meilleur pour vaincre les craintes de Marie, tout comme la perspective de quitter la paroisse Saint-Roch. Quand l'enfant naîtrait, six mois après la cérémonie de mariage, les regards amusés de tout ce peuple besogneux deviendraient vite insupportables.
— J'ai enfin localisé un commerce à vendre dans la Haute-Ville. Ça te dirait de le visiter demain, après la messe ?
— Ce ne serait pas moins cher dans la Basse-Ville ?
— Et peut-être aussi moins rentable. Tu viendras ?
— Qui prend mari...
La jeune femme jouait d'autant plus facilement l'épouse soumise qu'Alfred se montrait fort respectueux en lui demandant son opinion. Même dans une union plus conventionnelle que la leur, l'épouse n'avait généralement pas un mot à dire sur des décisions
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