Faux frère
quémandés aux cuisines du palais. Le jeune homme faisait grise mine. Il détestait la campagne. S’il n’en avait tenu qu’à lui, il se serait bandé les yeux jusqu’à ce qu’ils franchissent Cripplegate et se fondent dans le tohu-bohu, les couleurs et la puanteur des rues de Londres. Corbett, par contre, rayonnait de bonheur. Il avait de bonnes raisons d’être heureux : il était loin du roi, il retournait à Londres et, si Maltote avait bien rempli sa mission, Maeve avait déjà déchargé toute sa bile. Mais, s’apercevant de la morosité de Ranulf, il lui expliqua les motifs de leur retour lorsqu’ils remontèrent à cheval et poursuivirent leur route. Bouche bée, le jeune homme écouta son maître et oublia l’appréhension que faisait naître en lui la rase campagne. À la fin, il siffla doucement entre ses dents écartées.
— Par l’enfer ! lança-t-il en empruntant le juron de son souverain. On égorge les putains de Londres. Et on a assassiné un prêtre ! Et ce rat de Français qui essaie de nuire à tout prix !
Ranulf hocha la tête sans ajouter un mot.
— Et n’oublie pas Puddlicott !
Ranulf-atte-Newgate fit la grimace :
— Qui pourrait oublier Puddlicott ?
— Que veux-tu dire, Ranulf ?
— Eh bien, répondit le serviteur avec un haussement d’épaules, avant d’entrer à votre service, Messire...
— C’est-à-dire à l’époque où tu étais un gibier de potence et un voleur ?
— Je n’ai jamais été un voleur !
— Bien sûr ! Disons donc : lorsque tu peinais à faire la différence entre la propriété d’autrui et la tienne...
Ranulf foudroya son maître du regard. Son passé était un sujet qu’ils abordaient rarement, car, n’eût été l’intervention de Corbett, il aurait été pendu à Newgate et son corps supplicié jeté dans une fosse remplie de chaux près de Charterhouse {9} .
Corbett lui fit un clin d’oeil.
— Je suis désolé, Ranulf. Tu disais ?
— ... Que dans les bas-fonds de Southwark et les repaires de truands vers Whitefriars, Puddlicott était une légende vivante : on racontait qu’il pouvait s’introduire dans n’importe quelle demeure et ouvrir n’importe quel coffre, et même qu’il était capable de raser un homme sans le réveiller.
— À quoi ressemble-t-il ? Le sait-on ?
Ranulf contempla une buse planant paresseusement au-dessus d’un champ.
— Non ! Pour certains, c’est un individu grassouillet, pour d’autres, un grand maigre. Un homme affirmait qu’il était roux, un autre qu’il était brun. Il parle latin couramment et peut vous faire accroire que vessies sont lanternes, que vous êtes un gredin et moi un honnête garçon. Quoi qu’il en soit, il est impossible qu’il soit responsable de ces assassinats.
— Pourquoi ?
— Quand j’étais enfant, quelque chose de semblable s’est produit à Londres. Il y avait un homme – ma mère connaissait son nom, moi, je l’ai oublié – qui détestait les femmes. Il fréquentait les garces, mais ne pouvait jouir qu’en les battant. Ça alla de mal en pis. À la fin, il ne trouvait son plaisir qu’en les étranglant et en les regardant mourir.
— Un dément ! commenta Corbett.
— Fou à lier ! Il rôdait dans les rues de Southwark, vêtu d’une tunique rouge. Il en a tué une bonne vingtaine avant d’être arrêté par sa propre famille.
— Que lui est-il arrivé ?
— Ma mère l’a vu plongé dans de l’eau bouillante sous le gibet, près de l’auberge A l’Évêque d’Ely. Elle m’a dit qu’il avait hurlé pendant des heures. C’est ce genre de fou qui est notre assassin. Pas Puddlicott.
Corbett détourna les yeux en frissonnant. De Craon posait un problème, certes, mais cette cervelle ébranlée ? Il pensa à Maeve et ses craintes redoublèrent. Une fois l’enquête commencée, serait-elle en sécurité ? Et pourquoi, songea-t-il, ce forcené s’attaquait-il à présent à des dames respectables ? Et peut-être même à ce vieux chapelain ?
Ils continuèrent leur chemin sans échanger une parole, puis à midi s’arrêtèrent dans une taverne avant d’arriver, tard dans l’après-midi, dans un petit monastère près d’Andover, en lisière de la grande forêt, où ils eurent droit, grâce à leurs mandats, à de bons lits propres et à un solide repas.
Ce fut en fin de matinée, le lendemain, qu’ils franchirent Cripplegate par la route de Red Cross, et s’engagèrent dans les rues
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