Faux frère
voix était douce, mais Corbett y décela un accent chantant rappelant les inflexions écossaises. Il se souvint alors que les Neville étaient une puissante famille possédant de vastes terres dans le Westmorland et le long des marches d’Écosse.
— Nous ignorons tout, sauf qu’un individu à l’âme noire comme l’enfer massacre ces malheureuses, chuchota-t-elle. J’ai suivi les enterrements des trois ou quatre premières à St Laurent-de-la-Juiverie, puis m’en suis abstenue. Vous comprenez pourquoi, Sir Hugh ? La fin de notre parcours ici-bas ne peut se résumer à être enveloppé dans de la toile crasseuse et jeté dans une fosse, comme un tas d’immondices !
Corbett se remémora ce qu’il avait vu à l’église ce matin-là et approuva d’un signe de tête.
— Parlons d’autre chose, alors !
Il s’interrompit : les grandes cloches de l’abbaye sonnaient l’office de none. Il se demanda fugitivement si les moines prenaient seulement la peine d’accomplir leurs devoirs religieux.
— De quoi d’autre peut-on discuter ? s’enquit Lady Fitzwarren d’un ton peu amène.
— De la mort de Lady Somerville. L’une de vos soeurs qui fut tuée le lundi 11 mai en traversant Smithfield.
— Je peux éclairer votre lanterne, intervint Lady Neville.
Elle se pencha, les mains sur les genoux.
— Le jour même, nous avions eu une réunion qui s’était achevée tard dans l’après-midi. Lady Somerville et moi avons quitté Westminster. C’était une belle journée, aussi avions-nous préféré marcher. Après avoir remonté Holborn, nous avons rendu visite à des malades à St Barthélémy. Lady Somerville partit de l’hôpital, mais n’arriva jamais chez elle. Son cadavre fut retrouvé au point du jour, le lendemain.
— Quelqu’un avait-il un grief contre elle ?
— Non, c’était une personne réservée, austère et indépendante qui avait eu bien des malheurs dans sa vie.
— À savoir ?
— Son époux a trouvé la mort au combat en Écosse. Ils n’ont eu qu’un fils, Gilbert, qui, je crois, était un crève-coeur pour sa mère.
Lady Neville eut l’air chagriné :
— Sir Gilbert Somerville est très porté sur les plaisirs de ce bas monde. Il ne cessait de rappeler à sa mère que son père n’avait récolté, en tant que connétable, qu’une flèche dans le cou.
Corbett fixa le mur derrière elle. « Il y a tant de joueurs dans cette partie ! pensa-t-il. Le tueur pourrait être n’importe qui. »
— Avant sa mort, Lady Somerville a-t-elle dit quelque chose d’inhabituel ou de bizarre ?
— Non ! répliqua vertement Lady Fitzwarren.
— Oh, allons !
Corbett durcit le ton.
— On m’a affirmé qu’elle ne cessait de répéter le dicton « Cucullus non facit monachum », « L’habit ne fait pas le moine ».
— Ah oui !
Les doigts de Lady Neville voltigèrent à ses lèvres.
— C’était comme un refrain. En fait, elle me l’a redit le jour même où elle a été assassinée.
— Dans quelles circonstances ?
— Nous étions ici, en train de regarder les frères sortir de l’église abbatiale. « Ils se ressemblent tous, ai-je observé, et il est difficile de les distinguer à cause de leurs coules {17} et de leurs capuchons. » C’est alors qu’elle a énoncé le dicton à nouveau. Je lui ai demandé ce qu’elle entendait par là, mais elle s’est contentée de sourire avant de s’éloigner.
— Est-ce tout ? N’y a-t-il pas eu d’autre incident ?
— Si !
Lady Fitzwarren se tapota les joues.
— La semaine précédant sa mort, elle a voulu savoir si, a mon avis, notre travail en valait la peine. Je lui ai demandé la raison de cette question et elle m’a répondu que tout cela était peut-être voué à l’échec dans notre bas monde dominé par le mal. Puis, vendredi dernier – vous devez vous en souvenir, Lady Mary –, elle est arrivée assez en retard, l’air inquiet et agité. Elle venait de chez le père Benedict, nous a-t-elle dit.
— Elle ne vous a pas fourni d’explications ? s’enquit Cade.
Corbett se retourna en entendant Lady Neville frapper dans ses mains avec surexcitation.
— Oh ! Je me rappelle quelque chose ! s’exclama-t-elle, les yeux brillants.
Corbett songea qu’elle était d’une beauté rayonnante, une fois abandonné son air de piété docile.
— Juste avant d’atteindre St Barthélémy, elle a évoqué un éventuel départ de la congrégation.
Weitere Kostenlose Bücher