Faux frère
Ranulf, je te conseille d’avoir le coeur bien accroché et de te boucher le nez : il est temps de rendre une petite visite au gibet !
Ils sortirent du prieuré et traversèrent le champ de foire, quasiment vide à présent, à part quelques traînards : un maquignon qui s’efforçait désespérément de vendre deux haridelles si épuisées qu’elles tenaient à peine debout, un marchand des quatre-saisons dont la brouette ne contenait plus qu’une poignée de pommes, deux gamins jouant avec une vessie de porc et un ivrogne qui, appuyé contre un des ormes, gueulait une chanson paillarde. Ils dépassèrent le bûcher de Smithfield entre chien et loup et gravirent la légère pente de la colline jusqu’au grand gibet à trois branches. Des effluves douceâtres de putréfaction flottaient dans la brise nocturne. Les deux hommes se couvrirent en hâte la bouche et le nez du bord de leur cape, car ils distinguaient, dans la pénombre, les cadavres qui se balançaient encore au bout des cordes. Corbett ordonna à son compagnon de rester en arrière pendant qu’il irait en reconnaissance. Il se força à ne pas regarder les têtes branlantes, les ventres gonflés, les pieds nus qui s’agitaient comme pour griffer la terre une dernière fois. Il inspecta les abords du gibet : rien ! Mais il entendit soudain le bruit des planchettes de bois. Il s’immobilisa et attendit. Une créature étrange se traînait péniblement sur le sentier menant au lieu d’exécution. Dans la pauvre lumière du crépuscule, on aurait dit un nain enveloppé de guenilles. À la vue de Ranulf, il s’arrêta et tendit la main en implorant la charité. Puis il aperçut Corbett qui se dirigeait droit sur lui à grandes enjambées. Alors la main disparut et le cul-de-jatte fit volte-face avec la rapidité de l’éclair, malgré les planchettes de bois attachées à ses moignons.
— Ne t’enfuis pas ! s’écria Corbett.
Ranulf saisit l’homme par l’épaule. Le gueux gémit, ses traits ridés et déformés se tordant en une grimace pitoyable.
— Pour l'amour de Dieu, laissez-moi ! pleurnicha-t-il. Je ne suis qu’un pauvre mendiant !
Corbett s’accroupit devant lui. Il fixa les yeux brillants et à demi fous, notant le menton et les joues envahis de barbe, la bouche édentée et les filets de salive qui salissaient les commissures des lèvres.
— Tu viens ici toutes les nuits, hein ?
L’autre se débattait toujours sous la poigne de Ranulf.
— Nous ne te voulons pas de mal, ajouta Corbett d’une voix apaisante, je t’assure !
Il ouvrit le poing : les piécettes et les deux pièces d’argent attirèrent l’oeil du pauvre hère qui se détendit, un rictus aux lèvres :
— Vous m’voulez du bien, hein ? Vous v’nez aider le vieux Ragwort !
Il vacillait légèrement sur ses planchettes et Corbett se sentait mal à l’aise comme s’il parlait avec quelqu’un à moitié enterré dans la terre brune.
— Vous m’voulez pas de mal, répéta le misérable, et Corbett vit sa main crasseuse se tendre vers les pièces.
— Elles sont à toi, chuchota le clerc, si tu me racontes ce que tu as vu.
— J’vois des choses, répondit le cul-de-jatte, rasséréné et plus calme à présent que Ranulf relâchait son étreinte. J’vois l’diable rôder. C’est pour ça que j’me cache avec les morts. Ils m’protègent. Quelquefois, j’leur cause. J’leur dis tout ce que j’sais et ce que j’vois et eux, parfois, ils m’parlent. Ils m’disent à quel point ils souffrent.
Il eut un sourire matois :
— J’suis jamais seul. Même en hiver !
Il désigna les lumières de St Barthélémy.
— Quand le soleil s’couche, je fais de même. J’dors dans le cellier, là-bas, mais c’est pas là où j’ai mes visions.
— Et qu’as-tu vu ? insista Corbett. La nuit de la mort de la vieille dame ?
L’autre plissa les yeux :
— J’ai oublié !
Des pièces changèrent de mains.
— Je m’rappelle ! hurla le mendiant en un cri presque assourdissant.
— Chut ! lui intima Corbett, un doigt sur les lèvres. Contente-toi de me raconter ton histoire et les autres pièces sont à toi.
Ragwort désigna le gibet en se contorsionnant :
— J’m’assieds là-bas et j’cause avec mes amis ce soir-là...
Corbett se rendit compte qu’il appelait ainsi les pendus.
— ... Tout à coup, v’ià-t-il pas que j’entends des bruits de pas et que je vois quelqu’un arriver dans la
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