Faux frère
nuit. C’est la dame.
— Ensuite ?
— J’entends d’autres pas.
— Quel genre ?
— Des pas lourds. Comme vous l’savez, l’diable marche lourdement.
Corbett lança un coup d’oeil exaspéré à Ranulf. Le gueux n’avait plus tous ses esprits. Le clerc se demanda quelle part faire à la réalité et aux élucubrations nées de son imagination enfiévrée.
— Que s’est-il passé alors ?
— J’comprends qu’c’est l’diable ! reprit son interlocuteur. J’veux avertir la femme, mais elle s’arrête. Elle s’retourne et crie dans l’obscurité : « Qui va là ? » L’diable s’avance vers elle et la dame dit : « Oh, c’est vous ! »
— Répète ça !
— La vieille dame dit : « Oh, c’est vous ! »
— Ensuite ?
— L’diable s’rapproche encore. J’entends le bruit d’un couteau et l’diable n’est plus là.
— À quoi ressemblait-il ?
— Il portait une cape et de grandes sandales noires sur des pieds noueux.
— Des sandales ? s’exclama Corbett en échangeant un regard avec Ranulf. Un de nos amis, les moines !
— Oh non ! rectifia le cul-de-jatte. C’était Satan lui-même ! Il s’est envolé dans la nuit en battant fort de ses ailes de chauve-souris.
Corbett lui tendit les autres pièces avec un soupir.
— C’était trop beau pour être vrai ! murmura-t-il. Allez, viens, Ranulf ! Cela suffit !
Ils regagnèrent Bread Street en traversant à nouveau la ville plongée dans l’obscurité et trouvèrent la maisonnée en émoi. Maltote était revenu ; Ranulf et lui se jetèrent dans les bras l’un de l’autre comme de vieux complices. Levant les yeux au ciel, Corbett embrassa Maeve et la petite Aliénor qui le dévorait des yeux, folle de joie. Puis il monta à sa chambre, suivi de Maeve portant un gobelet de vin. Elle s’assit sur le lit.
— Il fait nuit noire ! souffla-t-il avec lassitude.
Il regarda la fenêtre treillissée.
— Aussi noire que l’enfer ! On sent une présence maléfique, impitoyable, immonde. Et ce n’est pas le mal à dimension humaine, comme la soif de puissance de De Craon ou du roi Édouard qui désire être considéré comme le Justinien {19} de l’Occident.
Corbett saisit son épouse par le poignet :
— Ne sortez jamais seule, surtout le soir, avant que j’aie fait la lumière sur cette affaire !
Puis il reposa son gobelet et enlaça Maeve, l’embrassant doucement dans le cou. Lorsqu’il leva la tête, les ténèbres assiégeaient toujours la croisée.
Levé dès potron-minet, le clerc déjeuna dans la cuisine en annonçant à Griffin, qui se traînait dans la pièce en trébuchant partout, qu’il ne voulait pas être dérangé. Il se rendit ensuite à son cabinet à l’arrière de la maison. Il prit un fin rouleau de parchemin, le lissa avec de la pierre ponce et commença à récapituler ce qu’il avait appris.
Premièrement : Seize prostituées avaient été massacrées, une par mois, généralement le 13, toutes de la même façon : la gorge tranchée et le corps mutilé. Elles avaient été tuées dans leur chambre, sauf la dernière, assassinée dans une église. Corbett mordilla sa plume. Quoi d’autre ? Selon Cade, toutes les victimes étaient jeunes, et plus des courtisanes que de simples filles des rues. Pour quelle raison le criminel les avait-il choisies, elles, plutôt que les vieilles sorcières et les putains décaties qui dormaient dans les venelles puantes ? Corbett rejeta la tête en arrière. Si la plupart avaient trouvé la mort dans leur chambre, cela signifiait qu’elles avaient ouvert à leur bourreau et permis ainsi de les approcher. Ce devait donc être quelqu’un en qui elles avaient confiance. Qui donc ? Un homme riche ? Un client qu’elles auraient eu en commun ? Un officier ? Un ecclésiastique ? Corbett se gratta le front. Cade avait pourtant noté, dans son rapport, qu’il n’y avait aucun témoin. Qui était l’assassin ? Qui donc pouvait se faufiler comme l’ombre de la mort, poignarder, dépecer et disparaître comme un feu follet démoniaque ? Et pourquoi le 13 du mois ? Était-ce la célébration d’un culte satanique ? La date avait-elle une signification ? Et pourquoi une seule victime par mois ? Quel mobile avait l’assassin ? Corbett se rappela les paroles du père Thomas et frissonna. Il trempa sa plume dans l’encre et se remit à rédiger.
Deuxièmement : La mort de Lady Somerville. Elle avait
Weitere Kostenlose Bücher