Faux frère
veux pas de mal ! s’empressa-t-il de le rassurer. Regarde ! Voici une pièce d’argent ! Je t’en donnerai une autre si tu me dis la vérité.
Le gamin mordilla un doigt de sa main libre.
— Tu connaissais Agnès, la fille qui est morte ?
Le petit mendiant fit signe que oui.
— De quoi avait-elle peur ?
— J’sais pas.
— Pourquoi ne sortait-elle pas de chez elle ?
— J’sais pas.
— Qu’est-ce que tu sais ?
— Un homme est venu.
— Quel genre ?
— Un prêtre ou un frère prêcheur en habit. Il était grand. Il est parti très rapidement.
— Quoi d’autre ?
— Agnès m’a donné un message.
— Lequel ?
— Juste un bout de parchemin, Messire ! Je devais le porter à Westminster.
— A qui ?
— J’sais pas.
Les grands yeux se remplirent de larmes.
— Je n’aurais pas dû faire ça ! J’voulais pas, mais j’avais trop faim. J’ai jeté le message dans le caniveau et j’ai acheté du pain avec l’argent qu’elle m’avait donné.
Corbett lui sourit :
— Tu sais lire ?
— Moi non, mais Agnès si ! Elle était intelligente. Elle savait lire et écrire un peu. Elle me disait qu’elle m’apprendrait, un jour, si je montais bien la garde devant sa porte.
— Mais tu ignores à qui ce message était destiné ?
— À une femme, je crois.
— Comment le sais-tu ?
— Agnès m’a dit de l’apporter au chapitre en fin d’après-midi.
Une grimace déforma les traits de l’enfant.
— Et elle a dit qu ’elle comprendrait.
— C’est tout ?
— Oui, je vous jure ! Par pitié, Messire, gémit-il, lâchez-moi ! Vous m’avez promis une pièce d’argent.
Corbett la lui remit et le gamin s’éloigna en hâte.
— Si, un jour, tu as encore l’estomac vide, s’écria le clerc en regardant les jambes maigres à faire peur, rends-toi chez Messire Corbett dans Bread Street. Dis à mes serviteurs que c’est moi qui t’envoie !
Et le jeune garçon, vif comme l’éclair, disparut dans un passage obscur.
Corbett se releva et revint sur ses pas. Il s’arrêta à un petit estaminet près du pont de Holborn. Il s’attabla sous l’unique fenêtre et commanda un pichet de godale {22} . Au fond de la salle, des rétameurs taquinaient un énorme mastiff salivant de faim. Ils lui présentaient des bouts de viande et les retiraient au dernier moment : les crocs de la bête enragée claquaient dans le vide, effleurant les doigts prestes de ses tourmenteurs. Corbett observa ce jeu cruel en pensant à l’enfant, à la mort atroce d’Agnès et à la laideur repoussante des prostituées de Cock Lane. Le père Thomas avait-il raison ? La puanteur et la pourriture de la cité engendraient-elles le mal qui rôdait dans les rues ? Il sirota sa boisson, essayant de chasser de son esprit les grondements du chien et les moqueries des rétameurs. Donc, Agnès avait vu quelque chose ! Elle s’était claquemurée chez elle et avait reçu la visite d’un homme vêtu comme un moine ou un prêtre. Était-ce l’assassin ? Dans ce cas, pourquoi n’avait-il pas agi à ce moment-là ? Parce que la maison était surveillée ? Ou parce que Agnès avait refusé d’ouvrir sa porte ? Cette dernière hypothèse paraissait être la plus logique, conclut-il. Alors pourquoi cet homme s’était-il rendu à Cock Lane ? Mais cela sautait aux yeux ! Corbett reposa son gobelet. Agnès avait été attirée dans un traquenard. Le tueur lui avait probablement glissé un message, peut-être au nom de quelqu’un d’autre, lui enjoignant de le rencontrer dans l’église près de Greyfriars. Lissant le pourtour de sa chope, Corbett tenta de récapituler les différentes phases de l’assassinat. Agnès savait quelque chose et s’était cachée. Elle avait envoyé un message à une personne susceptible de l’aider, l’une des Dames de sainte Marthe, Lady Fitzwarren ou Lady de Lacey, mais le garçon avait jeté cette missive. Corbett ferma les yeux. Quoi encore ? Le tueur avait appris qu’Agnès représentait un danger, aussi s’était-il rendu à sa chambre et lui avait-il laissé un message laconique. La pauvre fille, sachant à peine lire, devait être incapable de différencier les écritures. La suite n’avait pas dû poser problème. Agnès était allée en quête de salut dans cette église où l’attendait son meurtrier.
Corbett releva soudain la tête. Des cris et des hurlements s’élevaient dans le fond de la salle. Il sourit
Weitere Kostenlose Bücher