Fidel Castro une vie
déclare-t-il devant un auditoire qui, pour une fois, ne l’interrompt pas de ses vivats, que les Tchèques étaient en train de revenir au capitalisme et qu’ils étaient voués à tomber dans les bras de l’impérialisme. » Il fallait donc empêcher cela « d’une manière ou l’autre ». Car le « socialisme à visage humain » de Dubcek et de ses collègues de Prague n’a, aux yeux du
Lider
, aucun attrait, dans sa « furie libérale ».
Fidel profite de la circonstance pour, odieusement, vider quelques querelles rentrées. Ainsi la Tchécoslovaquie aurait vendu à La Havane, « et à un prix élevé, des armes faisant partie d’un butin de guerre saisi aux nazis ». Prague a aussi livré à Cuba « des usines d’une technologie très arriérée », et « n’importe quelle vieille ferraille ». L’Europe de l’Est dans son ensemble, ajoute Castro, ne sait pas tenir sa jeunesse, laquelle est « influencée par les idées et les goûts de l’Occident ». Le rapprochement de Dubcek et des siens avec la Yougoslavie est au centre des griefs de Fidel. Car Tito n’est qu’un « instrument de l’impérialisme » : n’avait-il pas, en 1959-1960, refusé de vendre des armes à Cuba, alors qu’il en avait livré à Batista ?
Il n’est certes pas brillant, conclut Castro, ce socialisme tchécoslovaque qui a abouti à « l’amère nécessité » de l’invasion. Ajoutant le cynisme à l’abjection, Castro ajoute espérer que la « doctrine Brejnev » (il ne sera jamais permis « qu’un seul maillon de la communauté socialiste soit arraché par qui que ce soit ») justifiera l’intervention, en cas de besoin, de l’Union soviétique au profit de Cuba. Jamais, sans doute, Fidel n’a plus crûment montré qu’entre les principes et la survie de son pouvoir il préférera toujours la seconde, tout en affirmant
ad nauseam
la primauté des premiers. Il en profite, ce jour-là, pour prier les « Grands » de ne pas, quant à eux, se draper dans la morale. Ni les États-Unis en République dominicaine en 1965, ni l’Union soviétique en Tchécoslovaquie en 1968 n’ont respecté les « principes légaux » ou « les normes internationales ». Seule la force gouverne le monde, constate le
Lider
, qui en a d’ailleurs rarement douté. Un verrou a sauté. Le monde étant ce qu’il est, faisons avec ! C’est la rhétorique même de Caligula ! Il n’est pasexcessif de voir dans ce discours, outre le moment d’un retournement rendu urgent par les circonstances, les prémices de la politique de mercenariat au profit de l’Union soviétique dans laquelle il lancera son pays en 1975.
Les choses vont désormais aller vite. Dès le 1 er décembre 1968, Moscou annonce sa disponibilité à moderniser les forces armées révolutionnaires cubaines. En 1969, la visite d’une escadre soviétique, une première dans les Caraïbes, et un voyage du maréchal Gretchko, ministre de la Défense, se succéderont à La Havane. Sans doute « l’aide fraternelle » porte-t-elle aussi sur une amélioration des « Services ». Car ceux-ci ont des déficiences. Un indice en est venu de Raúl lui-même, via
Bohemia
, en novembre 1968. L’interview du chef des Armées cubaines à l’hebdomadaire établit que Manuel Piñeiro, dit « Barberousse », chef du G2 cubain depuis 1961, s’était, début 1968, cogné contre un Escalante en rendez-vous avec un membre du KGB attaché au ministère de l’Intérieur. Le chef des services secrets soviétiques dans l’île s’était dit furieux de n’avoir pas été informé de l’incident par son homologue du G2. Le récit est passionnant. Raúl, au chef de la station du KGB : « Vous me demandez presque d’arrêter Piñeiro parce qu’il vous a manqué de respect ; je ne le ferai pas. » — Le chef du KGB : « C’est nous les patrons de Piñeiro, pas vous… » — Raúl : « Nous ne voyons pas les choses ainsi… pour nous, il serait pénible de découvrir un fonctionnaire soviétique… s’ingérant dans une affaire intérieure. » L’incident est de janvier 1968, à un moment où les relations entre les deux pays sont au plus bas. On observe pourtant la présence dans le saint des saints castriste d’un corps étranger dont le chef peut se prétendre « le patron » du patron du redouté G2 ! Certes Raúl, ministre des Armées, et frère du
Lider
, parle ferme au numéro 1 du KGB ; mais il ne l’expulse pas à la minute.
C’est même Piñeiro qui, peu de mois après cet
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