Fidel Castro une vie
juin 1961. Ladite « offensive culturelle » ne mettra vraiment sur le gril que des hommes frondant ouvertement.
Le poète Heberto Padilla est de ceux-là. Son recueil
Fuera del Juego
(hors jeu) a déplu aux forces armées : « sensationnalisme », « snobisme », « mollesse », « pornographie » sont les défauts d’un ouvrage qui vient cependant d’être primé par la Casa de Las Americas, la prestigieuse vitrine culturelle du régime en direction du sous-continent, dirigée par Haydée Santamaria. L’affaire s’arrangera mais Padilla déplaira encore.
Fin 1968 aussi, l’écrivain Antón Arrufat subit les foudres de
Verde Olivo
. Dans le collimateur, sa pièce
Les Sept contre Thèbes
. Il y décrit le combat mortel mené par Polynice contre son frère Étéocle qui a refusé de lui rendre son trône à l’expiration convenue de son mandat. La référence à la situation de Cuba est transparente. Au dénouement, les femmes crient : « Terreur ! Terreur ! » Et encore : « La seule chose que nous voulions, c’était habiter la terre. Mais nous avons engendré la haine et la vengeance. Nous avons tout échangé pour la mort. » À la fin, le chœur demande : « N’eût-il pas mieux valu s’arrêter et réfléchir ? » La question tombe comme une goutte d’eau sur une terre culturelle qui crie soif. Ainsi posée, elle est plus décapante, et donc dangereuse, que les bombes des contre-révolutionnaires. Arrufat précise dans une interview : « Étéocleaurait pu gouverner sereinement, avec plus d’attention et de justice, car il fut celui qui partagea le pain et s’approcha des pauvres, et il ne s’appropria pas la maison pour lui-même. » À ces propos d’une sublime hauteur,
Verde Olivo
réplique avec une incroyable platitude : « Que l’auteur ne s’imagine pas que le peuple ne comprend pas ses attaques vulgaires. » Et de donner en exemple à la Casa de Las Américas le « concours littéraire et artistique des forces armées ».
Le 1 er janvier 1969 est le dixième anniversaire de la fuite de Batista et de l’entrée victorieuse de Fidel à Santiago. Pour la circonstance, le régime fait rouvrir les bars fermés le 13 mars précédent. Ce geste, qui met fin à une prohibition de fait sur les alcools, apparaît à divers commentateurs comme une démonstration de libéralisme. Mais le
Lider
annonce aussi de nouveaux sacrifices à la population. Cette fois, le rationnement portera également sur le sucre ! (Les Cubains, il est vrai, en sont gros consommateurs.) Ils n’auront plus droit qu’à trois kilos par mois et par personne durant cette « année [1969] de l’effort décisif ». (Cette ration sera diminuée d’un tiers pour 1970, « année de la
zafra
des dix millions de tonnes », et d’autant en 1972.) Il s’agit d’épargner dix millions de dollars, avec lesquels on achètera des machines. Fidel, qui grossit, annonce qu’il se met lui aussi au régime. Et il a d’autres tours pour 1969. Le 1 er mai, fête du Travail, sera… travaillé. Et aussi Noël puisque cette célébration, importée d’Europe, correspond ici au « meilleur moment pour les travaux des champs ». Et également le jour de l’an 1970, sans qu’une explication aussi judicieuse soit fournie.
La «
zafra
des dix millions de tonnes » est lancée par Castro le 15 juillet 1969. On perçoit l’artifice lorsqu’on sait que la récolte de 1969 n’a produit que quatre millions sept cent mille tonnes : on a freiné les
macheteros
afin qu’il reste un maximum de cannes sur pied pour l’année historique. De surcroît, on se donne douze mois, au lieu de six, pour atteindre le but ! Enfin, l’économie est tout entière sacrifiée à la
zafra
: le Léviathan-sucre a le droit d’avaler tous les hommes qu’il veut. Mais qui a la chance de n’être pas au champ reçoit autant dire congé. C’est pour « planifier la force de travail » que, le 1 er septembre,on institue le « dossier de travail », substitut du « livret » créé au début des années 1960 et jugé trop grêle. Ledit dossier va contenir la « chronologie de tous les événements de la vie active » de chacun.
Peu d’observateurs osent noter tant d’incohérences combinées à un tel totalitarisme de principe. Il paraît pourtant, cette année 1970, deux ouvrages rafraîchissants :
Cuba est-il socialiste ?
, de René Dumont, et
Les Guérilleros au pouvoir
, de K. S. Karol. L’un et l’autre sont écrits par des hommes de gauche – « amis
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