Fiora et le Pape
Petrucchi ?
Démétrios
haussa les épaules :
– Personne
n’aurait imaginé une attaque pendant la messe. Savaglio doit être au palais.
Quant à Petrucchi, si j’en crois la Vacca [xxii] qui se met en branle, il doit être à la Seigneurie, portes bien closes...
Viens, j’ai une meilleure cachette pour attendre la fin de tout cela.
Entraînant
toujours la jeune femme, le Grec se mit à courir, à demi courbé, tout le long
du bas-côté jusqu’au petit escalier sombre qui menait à la Cantoria, la tribune
où chanteurs et musiciens se rassemblaient auprès de l’orgue. Celle-ci était
vide, mais son désordre proclamait le départ précipité de ses occupants. Les
instruments de musique jonchaient le sol, pêle-mêle avec des partitions. Sur un
grand lutrin de bronze était étalée la musique d’un motet dont les notes
avaient dû s’étrangler dans le gosier des chantres : une bien belle œuvre
pourtant, écrite tout récemment par messire Jean Ockeghem, maître de chapelle
du roi de France, et envoyée par celui-ci à Lorenzo pour la fête de Pâques.
Tout cela abandonné.
– Si
l’on s’est battu ici, commenta Démétrios, ce devait être à qui atteindra l’escalier
le premier ! Asseyons-nous, si tu veux ? ajouta-t-il avec une
soudaine humilité. J’aimerais savoir par quel miracle je te retrouve à
Florence... si toutefois tu veux bien me le dire ?
Fiora
tira son mouchoir pour essuyer sa figure où la sueur collait la poussière. Il y
avait beau temps que son chapeau avait disparu dans la foule et la résille avec
le poids de ses cheveux était lourde à porter. Ses yeux gris se posèrent sur le
Grec avec une curiosité où entrait de l’amusement. Il avait vieilli ces
derniers mois et ses yeux sombres étaient pleins de mélancolie :
– Pourquoi
ne le voudrais-je pas ? fit-elle doucement en posant ses doigts sur le
poignet noueux de son ancien ami : le sang qui coule ici a-t-il été changé ?
– Je
l’ai cru un moment, mais j’en ai été puni car je traîne après moi des regrets
qui sont presque des remords !
– Je
sais à quoi tu penses. Tu penses à cette malheureuse scène de Morat où nous
nous sommes entredéchirés dans la tente vide du Téméraire.
– Bien
sûr !
– Il
faut l’oublier comme je l’ai oubliée moi-même, Démétrios. Tant d’eau a coulé
dans les rivières, tant de nuages ont couru d’un bout à l’autre de mon horizon !
Tu as été content, tout à l’heure, en me revoyant ?
– Quelle
question !
– Moi
aussi, j’ai été très heureuse. C’était un peu de soleil après les jours noirs
que je viens de vivre. Alors, tu vois, c’est la seule chose importante ! Tu
es toi, je suis moi, et nous sommes à nouveau l’un près de l’autre.
Sans
répondre mais les larmes aux yeux, il mit ses grands bras autour d’elle et la
serra contre sa poitrine. Ils restèrent là un instant, sans bouger, attendant
que leur commune émotion s’apaise. Jamais encore Démétrios n’avait eu pour
Fiora ce geste de père qui retrouve l’enfant qu’il croyait perdu. Leur
affection, jusque-là, se passait des gestes et plus encore des mots. Il avait
fallu que vienne l’épreuve pour que le Grec comprît la place que cette jeune
créature avait prise dans son cœur.
– Et
Esteban ? demanda Fiora le nez contre la robe noire du médecin. Sais-tu ce
qu’il est devenu ?
– Il
est ici avec moi. J’ai cru que je l’avais perdu lui aussi et, après l’anathème
dont m’avait frappé dame Léonarde – justifié d’ailleurs ! –, je suis parti
droit devant moi sans bien savoir où j’allais.
– Pourquoi
n’as-tu pas rejoint le duc de Lorraine ? Ou le roi Louis ?
– Ni
l’un ni l’autre n’avaient besoin de moi et je n’aime pas imposer ma présence.
Esteban, lui, a deviné ma détresse. Il m’a rejoint sur la route et il m’a dit :
« Si on retournait voir ce que deviennent notre jardin de Fiesole et les
tavernes des bords de l’Arno ? » Alors, nous sommes revenus ici...
– Tu
n’as pas craint de retrouver ce danger qui nous avait chassés, toi et moi.
– Pas
vraiment, car je connais les peuples. La foule en général est versatile,
changeante, facile à retourner, et celle de Florence l’est, je crois, plus que
toutes les autres. Deux années s’étaient écoulées... et puis, mourir là ou
ailleurs ? Je n’avais plus rien à perdre.
– Qu’est-il
arrivé alors ?
– Rien.
Le seigneur
Weitere Kostenlose Bücher