Fiora et le Pape
là-dessus ! Tout vaut
mieux qu’épouser Carlo Pazzi !
De ce
voyage qui lui fit traverser du sud au nord la Rome nocturne battue par une
pluie diluvienne, Fiora devait garder le souvenir d’une sorte de cauchemar. Son
compagnon l’entraînait au creux d’un tunnel noir et sans fin d’où surgissaient,
par endroits, des fûts de colonnes blanchâtres, des murs écroulés, un lumignon
rouge balancé à la porte d’une taverne et, parfois, les pierres énormes et
grises d’un palais à la porte duquel la poix des pots à feu n’était plus que
braise privée de flamme. Il arrivait que l’écho d’une fête, le son des luths et
des tambourins perçassent ces murailles ou encore, aux abords d’un cabaret, des
braillements d’ivrognes et des chansons à boire, mais le plus souvent on marchait
à travers une ville silencieuse comme un cimetière. Et Fiora avait de plus en
plus froid.
L’attaque
se produisit quand on atteignit le Corso. Sortis des ombres denses du palais
San Marco construit jadis par le cardinal Barbo [xiv] des hommes se
jetèrent à la tête des chevaux, en arrachèrent les cavaliers qui roulèrent à
terre. Ce fut si soudain que Fiora, à demi assommée, n’eut pas le temps d’avoir
peur, mais Borgia se relevait déjà avec une souplesse inattendue chez un homme
de sa corpulence et, jurant avec une luxuriance qui faisait grand honneur au
vocabulaire d’un prince de l’Église, empoignait le plus proche de ses
assaillants. Une lame brilla dans sa main et il y eut un cri de douleur. Mais
deux des autres bandits qui s’occupaient à maintenir les chevaux s’élancèrent
sur lui. Fiora, courageusement, se relevait pour tenter de prêter main-forte à
son compagnon et se jeter sur le dos d’un des agresseurs quand une voix sèche
claqua :
– On
s’arrête ou je lâche mes chiens !
Des
aboiements furieux soulignèrent ces paroles et, à la lumière de la lanterne qu’il
tenait d’une main, on put voir un homme qui devait avoir trente-cinq ans, tout
vêtu de noir et un grand chaperon sans ornements enfoncé jusqu’aux yeux. Au
bout d’une double laisse enroulée autour de son poing gauche, deux grands
chiens, aussi noirs que leur maître, grondaient en montrant des crocs
impressionnants. Déjà les voleurs sautaient sur les chevaux et s’enfuyaient
sans demander leur reste, abandonnant sans hésiter leur compagnon qui râlait
dans une flaque de boue.
Le
nouveau venu alla jusqu’à lui et le retourna d’un pied botté.
– Il
n’en a pas pour longtemps, constata-t-il. D’ailleurs, les hommes de Soldan vont
bientôt passer. Ils s’en chargeront.
La
lumière qu’il élevait pour examiner le mourant dessinait un profil acéré d’oiseau
de proie, des yeux profondément enfoncés sous l’arc épais des sourcils, une
bouche mince au pli sarcastique. Se redressant, il attacha ses chiens à un
anneau de fer planté dans le mur d’une maison voisine, puis s’approcha de ceux
qu’il venait de secourir et leva sa lanterne pour mieux les considérer. La
lumière accrocha d’abord la robe blanche, évidemment monastique, de Fiora,
avant de passer au froc brun dont son compagnon était revêtu. Le pli méprisant
de sa bouche s’accentua :
– Une
nonne ! ... et un moine ! Que fait-on à pareille heure dans les rues
de Rome, mes bons amis ? On fuit son couvent où la vie manque peut-être de
gaieté pour aller tranquillement forniquer ensemble ?
– Vous
nous avez sauvés, soyez-en remercié, fit la voix autoritaire de Borgia. Ne
diminuez pas votre bienfait en nous insultant ! Prenez ceci !
L’or
qui brilla soudain sur la paume de sa main arracha un sourire au nouveau venu
et fit remonter la lanterne jusqu’au visage que l’homme dut reconnaître.
– Ah !
Il paraît que je me trompe : nous avons à faire à un cardinal ! Gardez
votre or, Monseigneur, je suis amplement payé par la satisfaction d’avoir porté
secours à mon prochain.
– Qui
êtes-vous ? Il me semble vous avoir déjà aperçu ? L’homme parut
grandir encore tant il se redressa, et ce fut avec orgueil qu’il lança :
– J’ai
nom Stefano Infessura, juriste, scribe, républicain et homme libre !
– L’Infessura !
Je vous connais ! L’ennemi de l’Église, du pape et de toute autorité.
– Non
pas, car je suis ennemi du désordre et, si je suis l’ami de la liberté, ce n’est
certes pas celle que nous vivons en cette époque : la liberté de tuer,
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