Fiora et le Téméraire
vérité la comparaison n’était pas à l’avantage de celui-ci ; mais il
n’était pas certain qu’une intelligence égale, un esprit aussi acéré fussent
cachés sous cette éblouissante apparence de prince de légende...
Derrière
le duc, sur des chevaux de parade magnifiquement caparaçonnés venaient le duc
Engelbert de Nassau, le Grand Bâtard Antoine, le comte de Chimay Philippe de
Groy, le duc Jean de Glèves, le prince de Tarente, le comte de Marie, fils du
Connétable de Saint-Pol qui ignorait encore que son père, livré par le traité
de Soleuvre au roi de France – qu’il avait abondamment trahi d’ailleurs -,
était enfermé à la Bastille et subissait un jugement qui le mènerait à l’échafaud,
Jean de Rubempré, seigneur de Bièvres, et beaucoup d’autres parmi lesquels,
avec un serrement de cœur, Fiora reconnut Philippe...
Il n’avait
pas sacrifié au souci d’élégance des autres seigneurs. Sous le tabard à ses
armes – aigles d’argent sur champ d’azur – qui habillaient aussi son destrier,
il portait le harnois de guerre. Seule, la visière relevée du casque ceint d’une
couronne comtale permettait de reconnaître son profil arrogant. Retenant d’une
main ferme son cheval qui encensait, il allait son chemin d’un air absent, ne
regardant rien ni personne mais, dans le cadre d’acier bleui, son visage était
très pâle et Fiora se souvint qu’il avait été blessé l’avant-veille... Son
regard s’attacha à cette fière silhouette qui s’éloignait et elle ne vit pas,
un peu après, Campobasso, rutilant et doré sur tranche, qui chevauchait en
compagnie du marquis de Hochberg, du comte de Rothelin et de Jacopo Galeotto.
Mais
lui l’aperçut et, pour qu’elle le regardât, s’agita tellement sur sa selle que
son cheval fit un écart et bouscula ceux de ses voisins, d’où il résulta
quelque désordre et Fiora, machinalement, tourna les yeux de ce côté. Alors
quand elle reconnut Campobasso, elle se recula vivement et quitta la fenêtre.
La seule vue de cet homme qui avait possédé son corps lui répugnait à présent
parce qu’elle y prenait la mesure de sa propre honte. Elle aurait donné n’importe
quoi pour qu’il n’y eût pas de Thionville dans son existence.
– J’en
ai assez, dit-elle à Battista qui était rentré avec elle, et j’aimerais gagner
mon appartement.
– Êtes-vous
si pressée ? Vous savez que des gardes vont être placés à votre porte
comme il y en avait devant la tente ?
– Je
n’ai guère d’illusions sur mon sort, Battista. Le duc me déteste et ne souhaite
qu’une chose : me voir disparaître de son horizon, que ce soit par la mort
ou par l’annulation...
– C’est
possible... mais vous, que souhaitez-vous ? Vous n’êtes pas beaucoup plus
âgée que moi et c’est bien prématuré pour désirer mourir...
– Je
ne le désire pas mais je suis lasse de lutter contre un destin qui ne cesse de
m’accabler. J’avais un père et je ne l’ai plus ; j’avais un époux et je l’ai
perdu, par sa faute autant que par la mienne, et je m’aperçois qu’à vouloir me
venger j’ai tout perdu. Alors, ce qui peut arriver est de peu d’importance. Je
crois, voyez-vous, Battista, que je suis surtout très, très fatiguée... Je
voudrais dormir et ne plus jamais me réveiller...
– Ce
n’est pas raisonnable. Deux hommes vont se battre pour vous, pour votre
amour...
– Non :
pour leur amour-propre. Ce n’est pas du tout la même chose...
Cependant,
arrivé devant la collégiale Saint-Georges [xviii] ,
le duc Charles mit pied à terre et confia, selon la coutume du pays, son cheval
à un chanoine, après quoi le prévôt du chapitre, Jean d’Haraucourt, le
conduisit dans l’église pour y entendre la messe et y prêter le serment qu’au
jour de leur couronnement prêtaient toujours les ducs de Lorraine. Il aurait pu
s’en dispenser mais il tenait, pour rassurer les populations, à ne négliger
aucune des coutumes locales pensant qu’on lui en saurait gré.
Agenouillé
devant l’autel scintillant, il savourait pleinement son heure de gloire car,
pour la première fois, les pays de par-deçà et les pays de par-delà se
trouvaient unis grâce à ce chaînon manquant que constituait la Lorraine.
Bientôt
l’Empereur, dont il espérait fiancer le fils à sa fille, poserait sur sa tête
une royale couronne et la Bourgogne, enfin détachée du vieux tronc capétien
comme de toute obédience
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