Fiora et le Téméraire
montaient en
ligne. D’autant que des bandes de Suisses sortant de la forêt s’apprêtaient à
attaquer par le flanc. Tout de suite ça a été la panique... une déroute sans
précédent, impensable et absurde. Les deux tiers de l’armée ont fui sans avoir
combattu...
– Vous
avez donc rencontré les Suisses ?
– Oui.
Et, je l’avoue, c’était assez effrayant. J’ai vu surgir tout à coup une
phalange énorme : quelque huit mille hommes marchant au coude à coude,
dardant devant eux des piques deux fois plus longues que nos lances, un
gigantesque hérisson sur lequel flottaient trente bannières vertes et un grand
étendard blanc. Ces gens combattent bras nus, vêtus de demi-cuirasses sur des
jaques de cuir, la tête couverte de chapeaux de fer. Ils ont le visage rasé et
des anneaux d’or aux oreilles. Ils ont l’air sortis d’un conte fantastique...
et ils ont semé la terreur...
Se
retournant sur sa selle, Fiora aperçut l’immense camp abandonné avec ses tentes
magnifiques, son énorme matériel et ses canons. Un rayon de soleil rouge,
apparu soudain entre deux nuages gris, fit étinceler la sphère d’or sur les
grands pavillons pourpres du Téméraire :
– Est-ce
que... le duc Charles abandonne vraiment tout ceci ?
Panigarola
haussa les épaules :
– Cela
aussi est insensé, n’est-ce pas ? Mais nous avons eu assez de mal à l’empêcher
de se jeter seul au milieu des ennemis. On l’a entraîné de force... Quant à ce
camp, les Suisses vont ramasser à coup sûr le plus fabuleux butin de l’Histoire [xxiii] ...
« Je
crois, ajouta-t-il en retenant son cheval que nous pouvons ralentir. Personne
ne nous poursuit... Les Suisses ont peu de cavalerie. En outre, le pillage va
les occuper un long moment.
– Où
est Monseigneur le duc ? demanda Battista.
– Devant
nous. C’est à Nozeroy, en France-Comté que nous le rejoindrons. Mais nous
prendrons quelque repos à l’hospice de Jougne. Je crois, fit-il avec un
demi-sourire, que donna Léonarde appréciera.
– J’apprécie
déjà beaucoup, messire ambassadeur, que vous m’épargniez les joies du galop
bien que ce soit toujours intéressant de faire une nouvelle expérience...
Une
poignée d’hommes resserrés autour d’un prince éperdu de chagrin et d’impuissante
fureur, c’est tout ce qui, dans la nuit, atteignit la petite ville de Nozeroy,
dressée sur sa colline balayée par les vents comme une main tendue vers le
ciel. L’armée, la grande armée réunie par le duc Charles n’était plus qu’un
souvenir. Non qu’elle comptât beaucoup de morts mais, à la suite des troupes
italiennes qui avaient pris peur, toutes les autres s’étaient égaillées,
éparpillées, dispersées dans toutes les directions. En quittant lui-même le
champ de bataille, le duc avait donné des ordres pour qu’on tentât d’endiguer
un peu cette panique mais c’était à peu près impossible. Les soldats, sourds et
aveugles, avaient fui comme une horde de cerfs devant un incendie de forêt.
Au
matin blême, les braves Comtois de la petite cité virent passer devant eux,
toujours magnifique sous ses armes splendides, un homme pâle qui semblait vidé
de toute vie et dont le regard fixé loin devant lui ne regardait personne. Il
allait son chemin dans la neige qui étouffait le bruit des pas du cheval,
marchant vers le château qui allait l’accueillir et chacun s’inclinait devant
lui. Mais des chuchotements couraient dans le vent du matin car, parmi ceux des
chevaliers qui escortaient le duc, ne se trouvait pas le seigneur de Nozeroy,
Hughes de Chalon-Orange. Pour qu’il ne fût pas là afin d’ouvrir sa demeure au
maître qu’il aimait, il fallait qu’il lui fût advenu quelque malheur et la
tristesse pesa sur Nozeroy autant et plus que les sombres nuages du ciel [xxiv] .On saluait
mais, presque en se cachant, on se signait comme devant un convoi funèbre. Et
le château se referma sur ce prince qui venait de regarder en face et pour la
première fois le visage de la défaite... Il semblait frappé à mort.
Pourtant,
quand Panigarola et ses compagnons le rejoignirent, un peu plus tard, ils
trouvèrent un homme bouillonnant d’activité. Il envoyait sur toutes les routes
pour qu’on lui ramène autant de fuyards que possible, il expédiait des
messagers en Lorraine et en Luxembourg pour qu’on lui acheminât de l’artillerie,
en Bourgogne et à Besançon pour avoir des vivres et de l’argent. Et surtout
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